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Le réalisateur et le chef opérateur de Birdman et The Revenant nous ont fait passer une frontière virtuelle.

Il fallait sortir physiquement de Cannes pour découvrir le nouveau "film" d'Alejandro González Iñárritu, dans un hangar immense de l'aérodrome de Mandelieu, à quelques kilomètres du Festival. Une question de taille et de bruit. Il fallait un hangar pour accueillir Carne y Arena, et surtout accueillir son énorme puissance sonore. Pour cela il fallait donc se séparer de l'espace et de temps cannois, de ses allers-retours entre le Palais du Festival et les hôtels de luxe, de son timing serré où savoir combien de temps faire la queue est aussi important qu'une durée de film. Une question d'espace et de temps, donc, imposait de sortir de Cannes pour vivre l'expérience de réalité virtuelle concoctée par Iñárritu et son complice de génie Emmanuel Lubezki. On va donc dans un hangar quasi vide vivre Carne y Arena, un hangar où l'on trouve l'installation -un petit . La paroi au fond de l'endroit est blanche, translucide, et à intervalles réguliers un énorme son cyclopéen fait vibrer l'ensemble. On a l'impression de revivre une scène de Premier contact -les basses terrassantes, la lumière, l'excitation de l'inédit- alors que l'on n'a même pas encore pénétré Carne y Arena.

Nuit et brouillard
Une fois dépouillé de ses affaires (et même de son badge cannois), le visiteur s'approche d'un morceau de mur en plaques de métal rouillé. Un panneau annonce qu'il s'agit d'un vrai morceau du mur qui séparait les Etats-Unis du Mexique. Un mur fait de plaques de métal recyclées utilisées "par les hélicoptères de la guerre du Vietnam". Et puis on passe une porte, et dans une petite salle le vistieur doit enlever ses chaussures. Dans un mini vestiaire où des piles de chaussures sales, de toutes formes et tailles, ont été jetées par terre, des chaussures récupérées dans le désert du Nouveau-Mexique où disparaissent des milliers de migrants chaque année. Le malaise s'installe. La peur aussi. On se connecte à des souvenirs de récits de génocides, à des photos de Nuit et brouillard, à ces piles d'objets ordinaires qui portent l'odeur de fosses communes. Pieds nus, on attend dans ce petit sas. Une alarme retentit et on entre. Dans une grande pièce très sombre au sol de sable froid sous nos pieds nus. Deux silhouettes noires au milieu nous équipent : un casque VR et un casque audio, et un sac à dos, et nous expliquent qu'on peut se déplacer librement lors du "film". Impression de dénuement, de vulnérabilité. Contact. Un vent souffle et nous voilà transportés dans le désert, entre chien et loup, avec une bande de clandestins (créés en numérique, comme des personnages de jeu vidéo). Nous ne sommes pas là : nous marchons sur le sable crissant sans laisser d'empreintes. Arrive la Migra, la police des frontières, qui braque ses armes sur nous. Un hélicopère passe -projecteur aveuglant, souffle des pales et bruit terrifiant. Puis le temps se suspend, une flamme s'élève pendant une étrange séquence onirique, des murmures -retour à la première scène, un flic nous braque, lampe dans les yeux coupure. C'est fini. C'est puissant. Surpuissant. On a les larmes aux yeux, le cœur bat vite car l'expérience nous a fait passer du statut de rêveur à réveillé, de passager quasi astral (on a évité les personnages par réflexe pendant l'expérience, on a appris plus tard que l'on pouvait les traverser) à gibier de flic des frontières. Toujours dans la pénombre, on quitte la salle pour un couloir où dans des alcôves on peut lire des textes sur des visages d'anciens clandestins (et d'un ex-flic) qui ont servi à créer l'expérience. On sort. C'est fini. Vraiment ?

Virtuellement présent, physiquement invisible
La question est : à qui s'adresse Carne y Arena ? A une poignée de happy few. L'installation est véritablement un morceau d'art contemporain, et si les séances du Festival de Cannes sont ouvertes au public, Carne y Arena ne l'est pas. Les places étaient rares : à Cannes, 100 personnes par jour pouvaient faire cette ultime expérience VIP de la VR -certains (pas nous) ont même eu la chance de papoter avec Iñárritu en chair et en os au sortir de la séance, venu vérifier le bon déroulement de son expérience. Une note d'intention dans le hangar nous explique que le réalisateur a voulu créer un "espace de narrations multiples", une "ethnographie semi-romancée". "La réalité virtuelle est tout ce que le cinéma ne peut pas être, et vice versa. Le cadre a disparu, et les limites imposées par la 2D n'a plus lieu d'être", écrit Alejandro. Voilà pourquoi on met des guillemets à "film" pour qualifier Carne y Arena. Iñárritu estime qu'il ne s'agit pas de cinéma -défini par lui comme essentiellement limité par le cadre- mais d'autre chose, de plus vaste et de plus enveloppant. Il veut pousser le visiteur à ressentir dans son esprit (et donc dans son corps) un fragment du drame des migrants, avec un engagement émotionnel et visuel hallucinant. Mais pour ressentir pleinement Carne y Arena, il faudra aller à la Fondation Prada à Milan, où l'installation sera déplacée après Cannes du 7 juin prochain au 15 janvier 2018. Et se démener pour dégotter une place. Histoire que le sous-titre de Carne y Arena ("Virtuellement présent, physiquement invisible") ne soit pas littéral. En fin de compte, Carne y Arena porte en lui surtout la marque de Lubezki, architecte aussi bien de The Revenant et Birdman que de Gravity et des Fils de l'homme, avec ses plans-séquences vertigineux qui cherchent à nous faire franchir une étape. Carne y Arena, qui est aussi un grand plan-séquence entier, cherche à nous faire passer un mur, ou une frontière.

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