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120 millions de dollars de budget, un acteur principal indien inconnu (Suraj Sharma) et un cinéaste miscasté... A une époque qui préfère capitaliser sur les remakes, les suites ou les adaptations (de comics ou de bestsellers Young Adult si possible), L’Odyssée de Pi apparaît comme un bug, une anomalie du système. "C’est le plus gros pari de ma carrière", expliquait récemment au LA Times Elisabeth Gabler, la productrice de la 20th Century Fox. Et si les critiques américaines sont unanimes, si James Cameron parle du film comme d’une révolution dans l’histoire du cinéma numérique, comment est-ce qu’un projet aussi fou a pu voir le jour dans l’industrie du rêve devenu royaume du fric ?

L’Odyssée de Pi est un film-monde qui aura mis plus de dix ans à se faire

Flashback. "Quand j’ai lu le livre", racontait Ang Lee à Entertainment Weekly, "je me suis dit que c’était inadaptable. C’était évident dès les premières pages : l’artistique et l’économique ne pouvait pas se rencontrer sur un projet pareil. Si tu mets trop d’argent, tu dois être mainstream et donc sacrifier l’intégrité de l’histoire. Mais si tu ne mets pas assez d’argent, tu ne peux pas rendre justice au livre... Ca me paraissait impossible."

Impossible ? Pas pour Hollywood. En 2001, quelques mois après la publication du bestseller de Yann Martel, Liz Gabler achète les droits du roman pour l’adaptation. Mais très vite, les échecs se succèdent. Le livre est moins un page turner que l’allégorie d’un monde en quête de spirituel. Dean Georgaris (scénariste de Lara Croft : Tomb Raider, le berceau de la vie et Un crime dans la tête) essaie d’en tirer un script correct mais renonce au bout de quelques mois. Le projet circule et les plus grands cinéastes tentent leur chance. M. Night Shyamalan se dit intéressé, avant de jeter l’éponge fin 2003. Alfonso Cuaron se penche sur l’histoire et… abandonne. Jean-Pierre Jeunet pitche son film deux ans plus tard -il veut filmer Pi avec de vrais animaux- et obtient un refus ferme de la Fox. Trop cher. Trop fou.

Pendant 7 ans, personne ne résout l’équation de Pi et le projet semble voué à l’échec. Jusqu’en 2008. Jusqu’à l’arrivée d’Ang Lee. L’ampleur des défis technologiques et l’ambition formelle du film ne correspondent pas forcément au CV du cinéaste d’origine taiwanais – plus à l’aise avec les affres de l’Amérique moyenne. Mais à bien regarder sa filmo, le bestseller de Martel était pour lui. L’histoire de Pi devient une fiction initiatique qui s'accomplit dans les plis d’un voyage surréaliste, une métaphore où les bouleversements intimes coïncident avec la grandeur du romanesque. Comme dans son Hulk (raté) ou dans ses plus beaux films indé (Le Secret de Brokeback Mountain). Mais le coût du film reste un problème. Confier un film pareil - une allégorie truffée de mysticisme, une métaphore sur la foi et les croyances -, aussi cher, à un auteur ? C’est un risque que, d’habitude, l’industrie ne court pas aussi facilement.

Gabler le reconnaît au LA Times : "Ca n’a jamais été facile. On ne peut pas résumer notre métier à la dernière ligne du tableau des comptes. Parfois il faut revenir à l’art, au cinéma. Au fond, c’est pour ça qu’on fait ce métier ! Je ne sais pas pourquoi, mais ce film est devenu pour moi un vrai symbole. Au fond de moi, j’avais l’impression que l’histoire de ce garçon et de cet animal, seuls sur un canot, essayant de survivre contre les éléments, ça pouvait parler au monde entier." Quand elle rencontre Ang Lee, Gabler est immédiatement séduite par la vision du cinéaste et, surtout, il propose des solutions qui satisfont le studio. Comme le tournage à Taiwan en utilisant un mix entre live, CG et 3D pour transposer la puissance émotionnelle du roman. C’est parti.

8 mois plus tard, la pré-production est pratiquement finie, la construction d’une citerne sur un aéroport désaffecté et le script -qui a connu 170 versions différentes à force de réécritures- sont terminés… tout est prêt. Mais quelques jours avant le début du tournage, marche arrière. La Fox décide de tout arrêter.

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"C’était trop cher. Trop effrayant", confie Gabler au quotidien angelin. "On s’est dit qu’on ne pouvait pas y aller. Ce fut une matinée horrible. Il a fallu que j’appelle Ang Lee pour lui expliquer que c’était terminé. Je pensais sincèrement qu’il irait proposer le projet à un autre studio. Mais à la place, il a  pris le premier avion pour Hollywood et a débarqué dans mon bureau avec son script, une partie du score, les essais du comédien… Tout était là. C’était magique. Dans ces conditions, c’était compliqué de tout annuler. On a relancé la machine." Certes, en coupant un peu dans le budget du film. Mais l’incroyable pugnacité du cinéaste a payé, et le tournage commence pour de bon. Ce n’est pourtant que le début des ennuis, et Lee va être mis à rude épreuve. Par exemple, lorsqu’il découvre en plein tournage que son comédien principal ne sait pas nager... Ou que la technique peut-être son pire ennemi : "je me souviens d’une journée de tournage entière où à force d’avoir crée de la pluie, des vagues et des tempêtes dans la citerne, de la buée s’était formée sur les lentilles des caméras. Ca paraît anecdotique, mais on ne pouvait plus filmer. Et on ne savait pas quoi faire. On a appelé le monde entier pour savoir quelle solution adopter, comment sécher la buée. Mais personne ne pouvait nous aider. 12 heures. DOUZE heures sans tourner à cause de la buée… Ca ne m’était jamais arrivé dans ma carrière."

Claudio Miranda, chef opérateur de Pi (et qui a travaillé avec David Fincher et sur Tron L’Héritage) nous confirmait que le film avait été "un vrai défi, pour tout le monde. On inventait des choses nouvelles constamment. Et du coup, il fallait réviser tout ce qu’on savait. Ca nous a parfois fait perdre du temps, mais je pense que le résultat est à la hauteur de l’aventure. C’est comme s’il avait fallu passer par toutes ces épreuves pour arriver à finir cette odyssée".

Mais à l’arrivée, quand il est question de chiffres, personne n’est dupe. Lee le premier : "Je sais bien que c’est un film d’auteur. Mais je pense qu’il y a des moyens d’atteindre le grand public". Et c’est là tout l’enjeu du film. Si les critiques US sont extatiques, reste à savoir si le public suivra. Mais quel public ? A qui s’adresse le film ? Le tracking des analystes américains laisse entendre que les parents entendent emmener leurs enfants voir le dernier DreamWorks, Les Cinq Légendes (qui sort aux USA en même temps), et que les femmes préfèreraient découvrir les dernières aventures de Twilight, pendant que les hommes iront voir le film de guerre Red Dawn. Pourtant, pour son premier week-end d’exploitation, Pi semble bien parti et la Fox fonde beaucoup d’espoirs sur l’international. Avec un acteur indien et un cinéaste d’origine taïwanais, le film devrait bien marcher en Asie. Mieux, en fait, Pi serait universel : "C’est un film global", expliquait récemment Paul Hanneman, co-président de la division international de la Fox, aux journalistes américains. "Vous avez toutes les religions du monde, ça commence en Inde et ça se finit au Mexique, et la majeure partie du film se déroule sur l’Océan. Un homme, nulle part". De quoi séduire tous les pays ? Et rembourser son coût de production avec les recettes internationales ?

D’un point de vue plus pratique, la Fox espère tenir jusqu’au vacances de Noël et devenir la contre-programmation idéale face aux blockbusters de fin d’année (Pi contre Le Hobbit, en somme). Mais rien n’est joué. L’Odyssée de Pi reste un mystère dans un système de production d’habitude si régulé. Un pari dans un environnement qui déteste l’inconnu. Comme le confirmait Jim Gianopulos, le président de la Fox : "c’est un film qu’on a fait en suivant notre instinct. C’est l’un des risques les plus nobles qu’on ait jamais pris". Mais un risque énorme. S’il marche au box office, L’Odyssée de Pi prouvera à Hollywood qu’il est encore possible de faire du cinéma et de satisfaire le Dieu Dollar. Sinon…

Pierre Lunn

L'Odyssée de Pi sort le 19 décembre prochain. Bande-annonce :