Pinocchio de Matteo Garrone
Le Pacte

Accompagné d’un Roberto Benigni fantastique, Matteo Garrone, le réalisateur de Gomorra, Dogman... et du Conte des contes signe une nouvelle adaptation littérale du conte de Collodi. Mais quel est son agenda?

Pinocchio devait initialement sortir en salles le 18 mars en France (via Le Pacte). Il sera finalement disponible sur Amazon Prime à partir du 4 mai. 

"Le conte a une épaisseur glauque. Il n’est ni trans- parent comme la fable ni opaque comme la nouvelle. Il est translucide", disait Michel Tournier dans un article sur les petites formes littéraires. Pinocchio, nouvelle adaptation du conte de Carlo Collodi par Matteo Garrone, est effectivement "translucide". Le film avance masqué, sans qu’on ne sache jamais trop quelles sont ses véritables intentions. On connaît l’histoire ; ou plutôt, on croit la connaître, et le premier mérite du film est de revenir à la source. Pas Disney (et son adaptation aussi inquiétante que fantasma- tique) ni les versions alternatives de Steve Barron ou de Spielberg (A.I. Intelligence artificielle). Non : Matteo Garrone a choisi de repartir du texte de Collodi qu’il suit à la lettre. 

Publié sous la forme d’un feuilleton entre 1881 et 1883, ce conte moral et pédagogique évoquait les tribulations d’un pantin de bois animé, que son caractère faible et influençable détournait constamment du droit chemin, mais qui parvenait à devenir un petit garçon de chair et de sang grâce aux pouvoirs enchanteurs d’une fée turquoise. Des oreilles d’âne, un nez qui grandit, un cirque étrange et un bestiaire magique (une baleine, un thon, un grillon qui parle et un escargot serviable)...

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Archimede Film

MAGIE FELLINIENNE. On le sait depuis Comencini : adapter Pinocchio tient du fantasme, tant l’œuvre multiplie les défis... d’adaptation. Garrone relève pourtant le défi avec un talent ébouriffant. Il réussit à donner corps aux visions les plus folles de l’écrivain grâce à sa mise en scène. La magie se glisse dans les plis du montage (le film est chapitré comme le conte) et encore plus dans des effets spéciaux qui semblent artisanaux, presque bricolés. Garrone n’a peur de rien : il montre une bûche de bois qui bouge, un nez qui s’allonge sous le poids des mensonges ou le ventre sombre et inquiétant de la baleine où Geppetto trouve un confort inespéré. Comme dans Le Conte des contes, le cinéaste italien a choisi de filmer son Pinocchio de manière littérale, à l’ancienne et sans non-dits, sans précipitation (l’immense vertu du film), comme si tout arrivait pour la première fois : et le récit se déroule sous nos yeux comme lorsque nos parents nous le racontaient le soir avant de nous endormir. 

Évidemment, on retrouve la griffe Garrone dans tous ces plans : la peinture de figures grotesques et d’une humanité à la monstruosité folklorique ; ces situations familières, réalistes, trempées dans un sens du baroque carnavalesque. C’est là que réside la grande puissance du film : fuir un imaginaire mondialisé pour se ressourcer dans une fantaisie typiquement italienne. Ce Pinocchio-là évoque la magie fellinienne, la beauté agreste des fresques des Taviani et les gamins semblent sortir d’un Comencini. Impression renforcée par le génie des comédiens, à commencer par Benigni, incroyable Gepetto à la beauté minérale, filmé avec une grâce lumineuse.

TRANSLUCIDE. C’est beau, inspiré, mais on se demande parfois "à quoi bon ?" Quelle serait la portée de ce film aujourd’hui, surtout avec sa conclusion moralisante qui a toujours paru suspecte et postiche ? C’est le côté translucide du conte dont on parlait. "Peut-être", continuait Tournier, "le comble de l’art consiste-t-il à créer du nouveau en lui prêtant un air de déjà-vu qui rassure et lui donne un retentissement lointain dans le passé du lecteur." Garrone utilise ce conte pour mieux continuer de creuser son sillon. Sa nouvelle fable évoque une fois de plus l’enfance violée, l’aspect illusoire d’un monde où plus personne ne distingue le bien du mal. Elle raconte l’histoire d’un pays (le sien ? le nôtre ?) qui a visiblement du mal à devenir adulte – comme la plupart de ses beaux films. Translucide ? Oui, et très pertinent…