DR

Damon Lindelof et son acteur star évoquent la liberté créative, le mystère, l’influence séminale de Twin Peaks et The Leftovers

Justin Theroux et Damon Lindelof étaient à Paris jeudi soir, sur la scène du Grand Rex, pour présenter en avant-première mondiale les premiers épisodes de la troisième (et dernière) saison de The Leftovers, en ouverture du festival Séries Mania. Beau gosse à la filmo d’une coolitude incontestable (acteur dans Mulholland Drive, Zoolander, Miami Vice, il a aussi co-écrit Tonnerre sous les tropiques) et à l’agenda people bien rempli en sa qualité de Monsieur Jennifer Aniston, Theroux a pris une dimension nouvelle grâce à The Leftovers et son rôle de Kevin Garvey, le shérif qui tente de garder sa santé mentale dans un monde en pleine déliquescence. Damon Lindelof, lui, fut dans les années 2000 à la barre de la série la plus folle de l’histoire (Lost), avant de tenter une reconversion en scénariste de blockbusters ciné mal aimés (Prometheus, Tomorrowland). The Leftovers est son chef-d’œuvre, à la fois une réponse à Lost et une épure où ses obsessions thématiques (le deuil, le chagrin, la foi, l’espoir) apparaissent à nu, magnifiées. Hier sommé de donner des réponses aux questions qu’il avait posées (Qu’est-ce que le Smoke Monster ? C’est quoi cette île ? Qui sont les Autres ?), Lindelof préfère désormais « let the mystery be », comme dit la chanson du générique de The Leftovers. Rencontre avec le showrunner et l’interprète de la plus belle série de l’époque.

The Leftovers : l'ouverture extatique de la saison 3

Première : Damon, quand vous êtes monté sur la scène du Grand Rex l’autre soir, on a entendu un immense râle de plaisir parmi les 3000 spectateurs. Les showrunners sont vraiment les rock stars d’aujourd’hui, non ? Ça vous fait quel effet ?
Justin Theroux :
Vas-y, Damon, raconte ! Les femmes ! La drogue ! La conduite en état d’ivresse !
Damon Lindelof : Vous allez être très très déçu par mon mode de vie…
Justin Theroux : Il a encore démoli sa chambre d’hôtel hier soir.
Damon Lindelof : Et je peux vous dire que c’est pas facile de décrocher un écran plat pour le balancer par la fenêtre… Non, blague à part, il y a toujours quelque chose d’un peu irréel pour un scénariste de monter sur une scène et d’être applaudi par la foule. Ce n’est pas dans notre nature. Les rock stars aiment performer, nous, nous menons plutôt des existences solitaires et « nerdy ». Mais j’ai aussi été de l’autre côté de la barrière, vous savez. J’ai été ce fan qui fait la queue pendant quatre heures au Comic Con pour assister à un Q&A de Joss Whedon et faire une standing ovation au créateur de Buffy contre les vampires. Je ne dis pas que j’ai atteint un statut comparable à Whedon…
Justin Theroux : Moi, je le dis…
Damon Lindelof : J’idolâtrais les scénaristes et les réalisateurs quand j’étais gosse. La vraie star de Star Wars pour moi, c’était George Lucas. Pareil pour E.T. et Spielberg. Internet et les media sociaux ont amplifié ce phénomène et, désormais, les créateurs sont autant scrutés que les acteurs. C’est cool. Mais bon, quand ça se passe mal, les scénaristes sont aussi les premiers à prendre les coups. Je suis sur le roller-coaster depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’après la sensation très grisante de la montée, il y a la chute.

On parle finalement assez peu de la relation qui existe entre un créateur de séries et son interprète principal. Un scénariste crée un alter-ego de fiction – comme vous, Damon, avec le Jack Shepard de Lost et le Kevin Garvey de The Leftovers – puis un acteur s’en empare et lui donne son corps, sa voix, ses propres pensées, et ce des années durant. Quel lien se noue entre vous ?
Justin Theroux :
Je ne pense pas à Kevin Garvey comme à un avatar de Damon. Pour moi, il est celui qui prête son point de vue aux spectateurs, et qui marche dans le chemin que Damon a tracé pour lui. Je suis plus proche de vous quand je suis Kevin Garvey : un peu perdu, à la recherche d’un sens, impatient de comprendre la véritable nature de ce qui m’entoure, qui ne se révélera qu’à la fin de l’épisode ou au bout d’une saison. 
Damon Lindelof : Il y a un lien symbiotique intense entre un auteur et son acteur. Le Kevin Garvey que j’ai créé était très différent du livre de Tom Perrotta dont s’inspire la série (Les Disparus de Mappleton) et il est devenu encore plus différent quand Justin a été casté. The Leftovers est mon deuxième show en tant que showrunner. Quand je me suis retrouvé à la tête de Lost, j’avais 30 ans, une immense pression sur les épaules. L’arc de Jack Shepard, c’était : tu dois être notre leader, tu dois nous dire où aller. Soit exactement ce qui m’arrivait à ce moment-là ! Et Jack y allait… mais n’arrêtait pas de merder ! Quand j’ai créé Kevin, j’ai cru que son moteur, c’était la colère. Je le voyais comme ça : un mec très très très en colère. Mais dès que Justin s’en est emparé, j’ai compris que ce n’était pas la colère qui agitait le personnage, mais la tristesse, la confusion et la peur. Justin a apporté une vulnérabilité extraordinaire au personnage. Ma vulnérabilité, peut-être. On a eu des conversations amicales au début, Justin m’interrogeait sur la fin de Lost, sur la façon dont j’avais vécu tout ça, dont ça avait impacté ma psyché… Et tout à coup je me suis dit : dis donc, tu ne serais pas en train de « construire » Kevin Garvey, là ? De prendre des notes ?
Justin Theroux : J’avoue !

 
DR

Justin, j’imagine qu’il faut avoir une foi immense en son showrunner pour chanter « Homeward Bound » comme vous l’avez fait dans la saison 2. C’est une scène géniale, mais tellement casse-gueule…
Justin Theroux :
J’ai reçu un mail de Damon qui disait juste : « Tu sais chanter ? » J’ai répondu : « Pourquoi ? » J’étais méfiant, mais bon… je sentais que je n’allais pas avoir le choix ! J’étais terriblement nerveux en la tournant, mais je croix que mon inconfort a beaucoup aidé à la réussite de la scène. Je ne refuse jamais ce genre de choses de toute façon, c’est justement pour faire des trucs comme ça qu’on est acteur. L’épisode « International Assassin » était génial pour ça. Pendant une heure, je pouvais être James Bond, un badass qui fait du karaté, tire dans le tas et brise des cous. Tout en étant Kevin Garvey.

 

L’actu séries des prochains mois est complètement vertigineuse : on va dire au revoir à The Leftovers, ce qui est une manière de réfléchir à la manière dont on a dit au revoir à Lost, tout en disant re-bonjour à Twin Peaks, de retour un quart de siècle après avoir ouvert la porte aux séries « modernes »…
Justin Theroux :
C’est un moment symbiotique hallucinant. Le travail de David Lynch a clairement montré la voie à des séries comme The Leftovers. Même si les œuvres de David et Damon sont au final très différentes, elles fonctionnent toutes les deux selon la logique du rêve, naviguent dans des eaux felliniennes… David a réussi à imposer à la télé ces mystères dont la résolution est finalement secondaire.
Damon Lindelof : Je peux vous dire sans l’ombre d’un doute que si David Lynch n’avait pas existé, s’il n’avait pas créé Twin Peaks, nous ne serions pas dans cette pièce en ce moment. Ce n’est pas une hypothèse, c’est une certitude. Twin Peaks a inventé une forme artistique que j’ai voulu reprendre à mon compte et reformuler. Je n’ai pas voulu « pomper » Lynch, mais comprendre et réutiliser ses idées fondamentales. Son sens des lieux, son étrangeté, la capacité à poser des questions simples pour mieux les transcender et déboucher sur des questions complexes. Avec mon père, on enregistrait Twin Peaks sur notre magnétoscope, on se repassait les épisodes, et à la deuxième vision, on ne se demandait plus « Qui a tué Laura Palmer ? » mais : « Où est-on ? » « Cette bûche parle-t-elle vraiment ? » « Leo est-il vraiment dans le coma ? » « Et pourquoi y a-t-il autant de plans sur ces feux de circulation ? » J’adore surtout le moment où Cooper se fait tirer dessus. Vous savez, il est par terre, en sang, dans cette chambre d’hôtel, c’est la première apparition du géant qui dit « The owls are not what they seem », et quand Cooper revient, ça y est, il est ressuscité, c’est un chaman, il peut voir l’autre monde, la black lodge. C’est un moment de télé tellement séminal. Plus je pense à Twin Peaks, plus je comprends l’influence que ça a eu sur moi. Chaque religion est construite sur les ruines de la religion qui l’a précédée. Moi, je me suis prosterné à l’autel de Twin Peaks. Et je suis fou de joie que ça revienne.
Justin Theroux : En tant qu’acteur, sur The Leftovers, j’ai eu des flashs du tournage de Mulholland Drive. Il y a une scène au début de la saison 1, je fume une cigarette dans les bois, un cerf apparaît, puis un ballon dans le ciel, une femme s’arrête en voiture près de moi pour dire quelque chose de cryptique : « Are you ready ? » Comment réagir à ça ? Comment jouer ça ? Je repensais à David Lynch me disant : « Regarde là-bas, au loin, il y a quelque chose… Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est là. »

« Le come-back de Twin Peaks, c’est dans son ADN depuis toujours »

Damon, dans une industrie qui recycle tout, même Twin Peaks, vous pensez que vous allez réellement pouvoir échapper à un reboot de Lost ?
Damon Lindelof :
Oh, absolument ! Le come-back de Twin Peaks, c’est dans son ADN depuis toujours. La série a été annulée, et Lynch avait prouvé qu’il était encore obsédé par ce monde en tournant le prequel (Fire Walk With Me). La graine avait été plantée dès cette scène où Cooper est grimé, vieilli, et où Laura lui donne rendez-vous dans 25 ans… C’est logique que Lynch revisite ce monde. Lost, on a eu trois ans pour préparer la fin, et quoi qu’en pense les gens, on a fait ce qu’on a voulu. Ce serait malhonnête de dire : « oh, tiens, on a encore des histoires à raconter. » Personnellement, j’ai dit tout ce que j’avais à dire sur les îles mystérieuses. En revanche, je ne suis pas opposé du tout à l’idée que d’autres auteurs s’emparent de ce monde. Pour moi, Lost, c’est comme James Bond ou Batman. Quand Christopher Nolan fait Batman, il y a des éléments communs aux précédents – ses parents ont été tués, il s’habille en chauve-souris géante pour combattre les méchants – mais tout le reste est neuf. Si Lost est réinventé un jour, ce ne sera pas par moi. Et en même temps, je dis ça, mais je détesterais que quelqu’un d’autre que David Lynch réalise Twin Peaks
Justin Theroux : Vous savez qu’à l’origine, Mulholland Drive était un projet de pilote pour ABC. Les relations avec la chaîne étaient tendues, David avait des idées très tranchées. Il voulait que le pilote dure deux heures – ils ont dit non. Il voulait faire sans les coupures pub – ils ont dit non. Finalement, le pilote n’a pas été retenu. David était en colère, StudioCanal nous a finalement permis d’en tirer un film, mais il a juré qu’il ne ferait plus jamais de télé. C’est le moment où il a commencé à s’intéresser à Internet. A l’époque, les vidéos faisaient la taille d’une boîte d’allumettes mais, d’une façon assez visionnaire, il m’a dit : « c’est là que ça va se passer dans le futur. Les gens projetteront ces vidéos internet sur le mur de leur salon avec leur téléphone. »
Damon Lindelof : Génial !
Justin Theroux : Bon, ça ne passe pas vraiment comme ça, mais il avait anticipé d’une certaine manière le monde du streaming et de Netflix. Et ça fait sens qu’il refasse une série à une époque où les coupures pub ne rythment plus le récit, où les créateurs ont repris le pouvoir sur les histoires qu’ils racontent. Là, apparemment, les nouveaux épisodes de Twin Peaks seront d’une durée variable, ils pourront durer aussi bien une heure et demi que 40 minutes…
Damon Lindelof : Oui, le script faisait 600 pages, et ce n’est qu’après avoir tout mis en boîte que Lynch a dit : « il y aura 18 épisodes ». Il n’appelle pas ça « épisodes », d’ailleurs, mais « instalments », ou quelque chose comme ça.
Justin Theroux : Il refusait déjà de chapitrer ses DVD ! Il ne comprenait pas pourquoi il devait donner au spectateur la possibilité de zapper d’une scène à l’autre. Il aurait retiré les boutons rewind et forward des télécommandes s’il avait pu.

Et si Mulholland Drive était devenu une série ? Vous y pensez parfois ?
Justin Theroux :
On aurait fait une grande série. Mais ça aurait été compliqué. David était très intransigeant, il exigeait beaucoup de contrôle et il y avait déjà eu beaucoup de clashs pendant le tournage du pilote. ABC ne voulait pas que mon personnage fume car ils avaient une non-smoking policy. Il y avait aussi un plan sur une merde de chien dans le pilote qui les rendait fous. Ils exigeaient que ce plan soit coupé, et David leur avait répondu : « Trouvez-moi une personne, une seule personne sur cette planète, qui n’a jamais vu une merde de chien et je l’enlèverai ».
Damon Lindelof : Ha, ha, c’est dingue ! Sur la première saison de The Leftovers, j’ai eu un retour négatif totalement catégorique de Mike Lombardo (alors président de HBO) à propos d’un plan sur une merde de cerf. Vous savez, dans la scène où le cerf détruit toute la cuisine de Kevin. C’était un plan nécessaire, ça nous permettait d’expliquer que ce n’était pas Kevin qui avait tout ravagé chez lui, mais bien un animal qui était passé par là. Mike Lombardo m’a toujours fait des retours extrêmement précis et sophistiqués sur la série, mais là, c’était juste : un plan sur de la merde de cerf, c’est dégoûtant, virez-moi ça tout de suite.
Justin Theroux : Je me rappelle plus, du coup… Tu l’as coupé ou pas ?
Damon Lindelof : Oui, pas le choix. Il y a encore certains trucs qui ne passent pas.

The Leftovers saison 3 dès le 17 avril à 20h55 sur OCS City en US+24