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Critique de l’épisode 7.14 de la série Mad Men, Person to Person (spoilers)

Les spéculations allaient bon train concernant l’ultime épisode de Mad Men. Don Draper allait-il errer au fin fond de la campagne américaine et disparaître sans donner de nouvelles à personne ? Reverrait-on Peggy, Joan ou Betty, dont les destinées pouvaient sembler bouclées ? Devant les 57 minutes de Person to Person (titre qui désigne les nombreux appels téléphoniques passés durant l’épisode), force est de constater que Matthew Weiner a convoqué tous ses personnages principaux pour leur offrir un adieu digne de ce nom (les seconds couteaux Ken Cosgrove et Harry Crane ont même droit à une sortie de scène). Car si Don déplore au détour d'un dialogue que « les gens partent sans dire au revoir », l’objectif de Weiner consiste au contraire à envelopper chaque parcours d’une bienveillance qui clôt beaucoup d'arcs narratifs. On notera aussi que, s’il se déroule à l’automne 1970, ce dernier épisode de la série n’est pas centré autour d’un événement historique précis (schéma pourtant récurrent de Mad Men, entre la crise des missiles de Cuba pour l’épisode 2.13, l’assassinat de JFK dans l’épisode 3.12 ou le premier pas de l’homme sur la Lune lors de l’épisode 7.07) : c’est que les protagonistes ont désormais acquis une autonomie émotionnelle et romanesque qui leur permet de se détacher en partie de leur contexte historique. Une des premières surprises est ici de voir Betty vivante alors que l’épisode 7.13 paraissait nous fournir ses derniers plans. Jointe au téléphone par un Don qui s’amusait jusque-là avec des voitures de course mais qui vient d’apprendre de la bouche de Sally le cancer de son ancienne épouse, Betty refuse que le publicitaire rentre d'urgence à New York car cela perturberait les habitudes de leurs trois enfants. Décidée à affronter la mort et à préparer l'après, celle que Don appelle dans un ultime instant de tendresse « Birdie » (on songe à la chanson Bye Bye Birdie entendue dans l'épisode 3.02) fait preuve d'une dignité comparable à celle de la fin de saison 3, où le divorce et l'avenir des enfants étaient là aussi entérinés par un coup de téléphone. Les adieux entre Don et Betty se déroulent certes dans le calme et la compréhension mutuelle, mais on regrettera légèrement la conclusion donnée à la famille Draper, puisque les retrouvailles entre Sally et son père n’auront pas lieu et que Person to Person montre la jeune femme faisant la vaisselle pour son dernier plan de la série, façon de rappeler qu'elle s’apprête à tenir auprès de ses deux frères un rôle de mère au foyer.

 Apaisement sentimental 

Parallèlement à cette mise à distance de Don, Matthew Weiner (aussi réalisateur de l’épisode) choisit d’apaiser tous les éventuels conflits sentimentaux pour ne laisser aucune amertume chez les protagonistes. Réunissant le temps de séquences lumineuses l’ancien couple Joan/Roger (qui se met d'accord pour sécuriser l'avenir de l'enfant qu'ils ont eu ensemble) et le duo au lourd passé Peggy/Pete (ce dernier assurant avec admiration que son interlocutrice sera directrice de création d’ici 1980), la série cherche à déminer le terrain afin que les décisions individuelles puissent se prendre avec la plus grande liberté. Mesurant l’évolution parcourue depuis le premier épisode, où Joan mettait Peggy en garde contre le dévorant machisme de l'agence Sterling Cooper, Person to Person rend ainsi le désir qu’a Joan de créer une société de production plus puissant que celui de vivre avec un homme (Richard, qui lui fait consommer de la cocaïne) cherchant à contrarier son épanouissement professionnel. Si Peggy, qui préfère poursuivre sa route chez McCann-Erickson, n’accepte pas la proposition de travailler avec Joan, on perçoit entre les deux femmes une solidarité et une complicité qui les amènent vers la sérénité. Le nom que Joan donne à son entreprise (Holloway-Harris) indique ainsi à quel point elle assume maintenant son identité de femme d'affaires. Loin de cette sensation de contrôle, Don se met en quête d'un foyer où il serait enfin le bienvenu et rejoint pour cela en Californie Stéphanie (nièce de la défunte Anna Draper, dont le héros de Mad Men disait dans la saison 4 qu'elle était « la seule personne qui le connaissait vraiment »). Accompagnant celle qui l’appelle logiquement de son vrai nom « Dick » à Big Sur, sur les lieux d'un centre de méditation, Don se voit brutalement repoussé par une dame d'un certain âge lors d’une séance de groupe et constate qu’il lui est impossible de gagner la confiance d’autrui. Stéphanie, dépossédée de la garde de son enfant, refuse en effet l'aide de Don et lui rappelle cruellement qu’il ne fait pas partie de sa famille. Plus rejeté et solitaire que jamais au sein de ce camp aux allures hippies, celui qui se dit « retiré » de la publicité téléphone à Peggy (devenue sa dernière confidente) pour lui dire au revoir. Lors d’un véritable cri de désespoir qui donne l’impression qu'il va mettre fin à ses jours, Don avoue à quel point il est une mauvaise personne, qui a trahi toutes ses promesses et qui n’a rien su faire du nom volé. Dans une intense conversation mélodramatique, qui convoque le souvenir de l’épisode 4.07 The Suitcase, Peggy prie son ancien mentor de rentrer au bercail (c'est-à-dire chez McCann), mais ce père de famille doublement divorcé sait qu’il ne pourra trouver le salut dans aucune des maisons qu’il a occupées durant son existence, et il fond en larmes avant de raccrocher et de s'écrouler au sol.Par la grâce d'un mélodieux transfert affectif, les minutes qui suivent ce coup de téléphone avec Don débouchent sur un grand moment romantique pour Peggy qui est en ligne avec Stan (situé dans le bureau d’à côté), lequel la rassure sur le sort de Don avant d'entamer une déclaration d’amour. N’étant pas sûre de comprendre, Peggy fait répéter les propos de Stan, ce qui crée un irrésistible effet de suspense et transforme en pure comédie sentimentale la séquence où la publicitaire prononce un ému « Je t’aime » droit dans les yeux de son nouvel amant. Non content de réserver un destin amoureux de premier plan à Peggy, le baiser que les deux collègues s’échangent langoureusement démystifie aussi les locaux de McCann-Erickson en prouvant que les élans du cœur peuvent apprivoiser n’importe quel lieu.  

Vers les années 1980 et au-delà 

Attribuant une coloration définitivement romantique aux trentenaires de la série, Matthew Weiner livrera également dans les dernières minutes un plan plein de dynamisme où Pete et Trudy montent à bord d’un avion privé en direction de Wichita. Les vêtements et les postures possèdent déjà quelque chose des années 1980 et des Etats-Unis de Ronald Reagan, et la série nous signale là qu'elle a décortiqué depuis ses débuts les coulisses du capitalisme en suivant onze années de la vie de publicitaires se frayant un chemin dans une Amérique qui fut secouée par les révolutions sociales des années 1960 mais qui se prépare à voir triompher dans une petite décennie la toute-puissance du libéralisme économique reaganien. Dressant des ponts entre les personnages et les motifs visuels qu’ils portent avec eux, cet épisode final mêle admirablement émotion et douce ironie (l'hédonisme de Roger Sterling paraît gentiment moqué lors des séquences où il se satisfait de son bonheur conjugal avec Marie Calvet et commande du homard dans un restaurant parisien). Mad Men a dépeint durant sept saisons le règne progressif de la société de consommation, et la conclusion qui attend Don Draper n’est pas étrangère à cette présence surplombante. Au bout du rouleau et totalement apathique, le personnage sera en effet bouleversé par la confession d’un inconnu, Leonard, qui raconte lors d’une thérapie collective le rêve durant lequel il s'imagine être un objet consommable bloqué dans l’obscurité d’un frigidaire et attendant qu'on le choisisse. Cet homme marié et père de famille avoue qu’il ignore ce qu’est l’amour et qu’il se sent invisible, mettant sur le mal-être de Don des mots si justes et libérateurs que l’ex-publicitaire, qui s'extraie enfin là du jugement extérieur, éclate en sanglots et vient l’enlacer avec empathie, comme prêt pour la rédemption. Procurant le sentiment que Don a enfin trouvé une famille au sein de sa retraite New Age, la dernière séquence de la série manie cependant à merveille l’art du contre-pied que Mad Men a tant privilégié au fil des saisons. Alors que notre héros ferme les yeux en position du lotus sur la côte californienne, boit un discours zen évoquant « un nouvel espoir » puis « de nouvelles idées » rendues possibles par la douceur de la terre et répète le mantra « Om » avant de sourire avec contentement, le spot publicitaire I’d Like to Buy the World a Coke prend soudain possession de l'image. Cette célèbre publicité pour Coca-Cola, diffusée en 1971, récupérait l’esthétique du mouvement hippie en montrant une jeunesse venue des quatre coins du monde chanter à la gloire de cette boisson gazeuse censée fournir le réconfort d’un foyer. Ces ultimes images de Mad Men respirent l'ambiguïté : s’agit-il d’indiquer que le clip naît à cet instant dans l’esprit de Don et que l'intéressé va rentrer à New York pour s'occuper enfin du compte Coca-Cola et mettre son récent apprentissage du dénuement au service de son employeur ? Don soufflera-t-il simplement l’idée de cette publicité à Peggy et à ses anciens collègues de McCann-Erickson (l'agence qui a effectivement créé le spot en question) avant de s'évaporer dans la nature? Ou assiste-t-on plutôt à une forme de retour au réel (« It's The Real Thing ») visant à souligner que la vorace industrie publicitaire - qui a constitué le quotidien des personnages de la série - continue encore aujourd'hui à cibler la planète entière et à formater les désirs (« J'aimerais acheter une maison au monde », annonce la chanson) ? Si les voeux des autres protagonistes paraissent exaucés à la fin de la série, le destin de Don Draper reste donc suspendu sur cette falaise et bercé par le soleil couchant. Don demeure cet être énigmatique dont le cerveau s’avère aussi fertile qu’impénétrable. Qu'il demeure caché ou qu’il revienne plus tard à New York présente finalement peu d’importance au regard de la puissance d’incarnation que la série aura engendrée, convertissant ces corps des années 1960 en éclatantes expressions de nos interrogations contemporaines. Il est maintenant temps de dire au revoir à Mad Men, oeuvre magistrale dont on réalisera vite qu'elle nous a légué bien plus qu’un spot publicitaire.

Damien Leblanc

En France, la saison 7 de Mad Men est diffusée sur Canal +.