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Le flux constant de films belges qui alimente les salles françaises est-il le signe de l’émergence d’une industrie cohérente et conquérante outre-Quiévrain ?

Cet article est paru dans le numéro 469-470 de Première. (Cliquer ici pour s'abonner)

Une pluie de films belges (ou d’initiative belge) tombe sur les écrans français. Et pas des moindres : après Les Premiers, les derniers, de Bouli Lanners, il y a eu Belgica, drame de Felix Van Groeningen (Alabama Monroe), suivi de Keeper, de Guillaume Senez et de Black, d’Adil El Arbi et Billal Fallah (qui sort finalement en e-cinéma), deux premiers films prometteurs, et enfin des Ardennes, qui marque les débuts impressionnants de Robin Pront. Faut-il parler de « Printemps belge » ? On peut être surpris par la vitalité d’un cinéma qui n’a pas d’existence officielle. « Ce sont les cinéastes belges qui font le cinéma belge, explique le réalisateur Jaco Van Dormael. Il n’y a pas d’industrie ici, pas de tuyaux à remplir. Il ne nous incombe pas de réaliser tels types de machines pour tels types de spectateurs. Tous nos films sont des prototypes imaginés par des gens un peu dingues. » La seule constante est la séparation économico-culturelle entre productions francophones et flamandes qui reflète, dixit Van Dormael, « le triste divorce entre la Wallonie et la Flandre ». Deux territoires, deux façons d’envisager le cinéma, deux publics seulement unis par la « belgitude », ce sentiment de non-appartenance mêlé de surréalisme, propre à un pays créé au XIXe siècle. Le Flamand Wim Willaert, qui vient d’obtenir le Magritte du meilleur acteur pour son rôle dans Je suis mort mais j’ai des amis, voit, lui, des raisons d’espérer : « L’écrivain Walter Van den Broeck disait qu’on n’est pas un pays, mais la frontière la plus épaisse du monde. Moi, je suis très fier de vivre dans cette frontière. »

Rencontre avec Bouli Lanners

LES PIONNIERS WALLONS

Louis Héliot, coordinateur français des programmes au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, rappelle les raisons de l’émergence tardive d’un cinéma national grand public (il brillait jusque dans les années 60 par son école du documentaire, réputée mais élective) : « En contrepartie de l’aide financière du plan Marshall, en 1946, la Belgique a dû renoncer à la production automobile et cinématographique pour une durée de vingt ans. Résultat, les films américains totalisaient près de 90 % des entrées. »
1968. Un soir, un train d’André Delvaux, fait entrer le cinéma belge dans la modernité. Labyrinthique et surréaliste, il marque à la fois l’émergence d’une identité belge et l’assujettissement pervers de la production locale, en l’occurrence essentiellement francophone, au mode de financement et de distribution français. Dans la foulée, une flopée de réalisateurs aux profils très différents sort de l’ombre : Harry Kümel, Chantal Akerman, Marion Hänsel ou Gérard Corbiau font illusion, Le Maître de musique, de Corbiau, est même nommé à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, en 1989. « C’étaient plutôt des intellectuels qui visaient un public pointu », analyse Bouli Lanners, pour qui le véritable acte de naissance du cinéma belge se situe au début des années 90. Coup sur coup, Toto le héros (1991), de Jaco Van Dormael, et C’est arrivé près de chez vous (1992), de Rémy Belvaux, Benoît Poelvoorde et André Bonzel, prouvent qu’il est possible de faire des films nationaux autrement. « D’un coup, tout le monde s’est dit : “On peut y aller.” Des générations spontanées de producteurs et d’auteurs sont nées à ce moment-là. »

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L’ÉVEIL DES FLAMANDS

En 2002, la création du VAF (fonds de soutien flamand qui a son équivalent francophone, le Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la communauté Wallonie-Bruxelles) crée les conditions d’un développement du cinéma flamand. Cette volonté, conjuguée au lancement, l’année suivante, du tax shelter, incitant les sociétés privées belges à investir dans le cinéma en échange de réductions fiscales sans précédent, entraîne des effets immédiats. Avec 700 000 entrées rien qu’en Flandre, La Mémoire du tueur (2003), d’Erik Van Looy, pose de façon spectaculaire les jalons d’un cinéma flamand encore balbutiant. « C’est une date par son succès, confirme le cinéaste Felix Van Groeningen. Mais pour moi, le vrai film fondateur est Any Way the Wind Blows, de Tom Barman, sorti la même année parce qu’il reflète l’influence du Dogme danois sur ma génération. L’idée était de tourner vite, avec de petites caméras, sans beaucoup d’argent. » C’est dans ces conditions que FVG tourne Steve + Sky, son premier film, en 2004. « Il n’a pas marché, concède-t-il, mais il a eu le mérite de bousculer les habitudes. » 
Sous l’impulsion de Pierre Drouot, le VAF modernise la production locale en assouplissant les règles. Cet ancien producteur (d’Harry Kümel, entre autres) favorise notamment l’émergence de nouveaux talents et développe des films à petit budget en association avec la télévision. Cette synergie porte ses fruits : des séries à succès voient en parallèle le jour sur les antennes, ce qui a pour effet de « fabriquer » des stars flamandes qui passent naturellement du petit au grand écran, et inversement. Matthias Schoenaerts (qu’on ne présente plus), Jeroen Perceval (Les Ardennes, Bullhead) ou Veerle Baetens (Alabama Monroe) font ainsi partie de ces acteurs qui ont explosé à la fin des années 2000. En une décennie, la Flandre a non seulement rattrapé son retard mais a produit un système vertueux et autosuffisant. Un modèle avec lequel la Wallonie, pour des raisons structurelles, est incapable de rivaliser.

HISTOIRES DE STYLES

Rien ne distingue aujourd’hui un film wallon d’un film français d’autant qu’il est souvent difficile de définir réellement leur nationalité. En cause, des coproductions – favorisées par le tax shelter – tellement étroites qu’elles en deviennent illisibles. C’est le cas des excellents Baden Baden (sortie le 30 mars) et Diamant noir (le 15 juin) des Français Rachel Lang et Arthur Hariri, tournés pour moitié avec des acteurs et des techniciens belges. « L’interdépendance est réelle, analyse Louis Héliot. Le marché français est naturel et nécessaire pour les Wallons. L’inverse est un peu vrai aussi. Beaucoup d’acteurs belges (Poelvoorde, Renier, Damiens, Gourmet, Dequenne...) sont des têtes d’affiche dans des films français. » Cette consanguinité n’est pas seulement économique, elle est aussi artistique. Porte-drapeaux du cinéma belge francophone, les frères Dardenne sont les héritiers d’un naturalisme français incarné par Pialat et Doillon, dont ils ont approfondi les thématiques et l’esthétique au point d’influencer eux-mêmes certains réalisateurs hexagonaux – on l’a vu l’an dernier, à Cannes, avec La Tête haute, d’Emmanuelle Bercot. Guillaume Senez, réalisateur du très beau Keeper, portrait d’un couple d’adolescents confronté à une maternité précoce, ne dit pas autre chose : « La culture française imprègne la production wallonne, même si personnellement je ne raisonne jamais en termes de nationalité en regardant un film. » Jaco Van Dormael et Bouli Lanners seraient les exceptions qui confirment la règle. « Mes compositeurs et peintres préférés sont flamands », admet ce dernier dont Les Premiers, les derniers mélange des sonorités françaises (le casting, une forme d’intimisme) et des accents flamands (grand sens plastique, attirance pour le genre). Les sorties du mois le prouvent : les cinéastes flamands ont une longueur d’avance sur leurs homologues wallons pour ce qui est de l’audace et de la créativité. Après Alabama Monroe, Felix Van Groeningen poursuit dans une veine très stylisée avec Belgica. La musique est notamment une composante essentielle du film et elle a nécessité deux mois de montage à part entière. Mis en chantier par le producteur du fondateur Bullhead (2011, Michaël R. Roskam), Les Ardennes révèle en Robin Pront un esthète de premier plan, nourri de cinéma de genre américain. D’une noirceur implacable, ce premier long métrage est aussi proche de Belgica qu’un western spaghetti d’une comédie dramatique italienne... « La variété du cinéma flamand est sa force, remarque Alex Masson, journaliste, auteur du livre d’entretiens L’Autre Cinéma belge. Il y a une émulation qui rappelle celle du cinéma coréen du début des années 2000. » La puissance d’incarnation des acteurs flamands est par ailleurs un paramètre décisif. L’imposant Matthias Schoenaerts n’a pas d’équivalent en France. « Il vient du théâtre, comme la plupart des autres, explique Felix Van Groeningen. La caractéristique de la scène flamande est qu’on n’y joue pratiquement pas de répertoire, contrairement à chez vous. Plus de la moitié des comédiens travaillent collectivement, sans metteur en scène, et ont des responsabilités élargies. Cela produit une certaine viscéralité.  

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Felix Van Groeningen : "Belgica se devait d'être un film sauvage et fou"

UN AVENIR RADIEUX?

L’événement est passé un peu inaperçu en France, mais la mise en place du crédit d’impôt voté par le gouvernement Valls en 2014 a pour vocation de relocaliser les tournages français dans l’Hexagone au détriment, en particulier, de la région wallonne. Louis Héliot ne décolère pas : « Cette mesure protectionniste cherche à rendre impossible une coproduction avec les pays limitrophes. Il y a une volonté de rester entre soi. Je rappelle qui si on n’ouvre pas un peu les fenêtres, ça sent vite le renfermé. » Jaco Van Dormael préfère voir le côté positif des choses : « Cela fait des années que le soutien belge bénéficie en premier lieu aux films français. Au moins, avec cette mesure, c’est d’abord nos cinéastes qui profiteront du tax shelter. Il était temps ! » À l’entendre, une nouvelle génération devrait pouvoir éclore à la suite du repli français. Mais si l’élan existe, il se heurte à l’absence d’une identité cinématographique wallonne digne de ce nom, elle-même siphonnée par le grand voisin français et son industrie à deux cents films par an. Guillaume Senez le constate, presque à regret : « Le chauvinisme n’existe pas en Wallonie. » À l’inverse, il y a bel et bien un style flamand et l’on voit se dessiner les contours d’une véritable industrie, au rythme de production exponentiel, créant des films et des séries télé dont le standard de qualité est de plus en plus élevé. Seul bémol : leur rayonnement international, souligné par une visibilité accrue en festivals, est limité par la langue, que même les cousins hollandais sont obligés de sous-titrer. Résultat : pour beaucoup, l’appel de l’étranger est irrésistible. En 2014, Erik Van Looy a fait un remake US de son film Loft, avec Karl Urban, James Marsden et Wentworth Miller. Michaël R. Roskam a tourné l’excellent Quand vient la nuit à Brooklyn et Felix Van Groeningen s’apprête à tourner aux États-Unis à la demande de Brad Pitt en personne. Robin Pront devrait les suivre... Il y a là un risque de fuite des talents qu’un petit territoire comme la Flandre ne pourra pas toujours éponger. Ne serait-il pas temps de resserrer les liens et d’inventer une bonne fois pour toutes un cinéma belge au sens large, sans distinction régionale ou linguistique ? « Je vais bientôt jouer dans une série flamande, révèle Bouli Lanners. Felix veut que je tourne avec lui, Wim Willaert est mon superpote... Il faut croire que la politique n’a pas réussi à tout briser entre nous. »

Bande annonce des Ardennes, prochain rendez-vous du cinéma belge le 13 avril dans les salles françaises :