Carrie-Anne Moss et Guy Pearce dans Memento
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Il y a vingt ans, Christopher Nolan signait ce thriller alambiqué et imposait son nom sur le fronton d’Hollywood. En attendant de découvrir Tenet, retour sur les traces de ce film culte.

La mythique route 66 relie Chicago à Santa Monica. Son tracé compte 3940 kilomètres, traverse 8 états et 3 fuseaux horaires différents. Celles et ceux qui comme Christopher Nolan aiment jongler avec les signes peuvent s’amuser à relier tous ces chiffres entre eux. Peut-être y trouveront-ils, la clef de l’énigme Memento qui avec le Mulholland Drive de David Lynch a suscité le plus gros remue-méninge de l’histoire du cinéma moderne. C’est en effet, en voiture le long de la « sixty- six» que ce deuxième long-métrage de Christopher Nolan a été pensé voilà 24 ans. Chris et son frère Jonathan filent alors tout droit vers leur destiné hollywoodienne depuis l’Illinois où réside une partie de leur famille. Les Nolan sont anglais de naissance, à moitié américains par leur mère. Christopher l’ainé est cinéaste, son premier long Following, le suiveur (98), thriller arty en noir et blanc a eu son petit effet en festival et ailleurs. Jonathan, lui, a des rêves d’écriture mais sa fiche Wikipédia qui n’existe alors pas encore, mentionne comme seule occurrence notable : machiniste sur Following. C’est lui qui au volant de leur Honda Civic souffle le pitch de Memento à Chris soit l’histoire d’un type à la mémoire immédiate défaillante qui cherche à venger le meurtre de sa femme. L’un y voit la promesse du scénario d’un film noir moderne. L’autre, les bases d’une nouvelle qui lancera sa carrière d’écrivain. En 2000, soit 4 ans après avoir garé leur voiture sur Hollywood Boulevard, Memento est bel et bien devenu une nouvelle publiée dans la prestigieuse revue Esquire et surtout un film qui s’apprête à emballer le monde entier. Ce n’était pourtant pas gagné.

Pitt & Jolie

Memento est produit en indépendant et Nolan aime à répéter que personne ne voulait distribuer son film une fois terminé. Le spectateur lambda allait-il facilement s’accommoder d’une intrigue portée par un narrateur sans mémoire donc peu fiable ? La structure du montage qui avance par bloc à rebours de l’action demande un effort trop important pour le péquin moyen. Sans être un énorme carton, Memento, a brillé en festival, obtenu deux nominations à l’Oscar et généré des millions de dollars de recettes. L’une des grandes idées film, est d’avoir fait de la peau du héros un pense-bête. Leonard, se tatoue en effet sur tout le corps : des phrases, des codes, des numéros d’immatriculation, des avertissements…. Une multitude de notes qui lui rappellent sans cesse le but de sa mission. Au-dessus de son torse, on peut lire : « John G. a violé et tué ma femme. Trouve-le ! » Ces tatouages offrent à ce scénario froidement calculateur, un atout charnel indéniable et participe encore aujourd’hui à la vitalité de ce petit film bien foutu devenu avec le temps une référence en matière de thriller. Son éternelle jeunesse, il le doit également à son casting. Quelle gueule aurait ce Memento si Brad Pitt et Angelina Jolie, un temps pressentis, avaient finalement tenu les premiers rôles ? Guy Pierce, 33 ans à l’époque, dont la carrière a tutoyé le star-system sans jamais l’atteindre tout à fait et Carrie-Anne Moss qui a vu son image partiellement engloutie dans la saga Matrix, offrent à ce film le visage authentique d’une modeste série B à l’ancienne.

Un remake de Memento?

Un grand admirateur du film Guillermo del Toro, joue les interviewers de luxe dans les bonus de la première édition du film en Blu-Ray en 2015. Il rappelle à quel point le cinéaste sait insuffler de la complexité dans le mainstream hollywoodien en proposant des « objets cinématographiques très littéraires », et pourtant très populaires. Littéraires vraiment ? Et les deux réalisateurs de se renvoyer à la figure les noms de Jorge Luis Borges, Jim Thompson ou encore Julio Cortázar, romanciers qui dans des registres bien différents, se sont interrogés sur la notion de point de vue et mis à nu la machine intérieure de leurs intrigues. « J’ai grandi à une époque où on ne voyait pas les films chez soi, explique Christopher Nolan, ou alors à la télé, mais on ne pouvait pas encore mettre pause ou revenir en arrière. Memento est sorti au moment de l’apparition des DVD puis de l’internet. Cela a changé la façon de voir le cinéma. Les films sont devenus consultables comme des livres, et notre rapport à la narration cinématographique s’en est trouvé modifié. »

Guy Pearce se souvient de sa découverte du scénario de Memento

Une trace qui se dérobe

Mais revenons à notre route 66. L’idée que Christopher Nolan soit arrivé à Hollywood par la route et non par les airs, est séduisante et colle assez bien avec le profil du personnage. Fabricant d’entrainement bigger than life (la saga Batman, Inception, Interstellar…), l’homme – chose rare et quasi unique à Hollywood – garde le contrôle total de ses machines. Les pieds au plancher et bien sur terre. Madame produit, le frérot, devenu son plus fidèle allié, co-écrit et Chris fabrique du mieux qu’il peut ses films-engins. En arrivant par la route, Chris a surtout eu le temps de s’imprégner des paysages de l’Ouest américain, d’en ressentir toute la puissance, tous les contrastes... Des paysages à pertes de vues écrasés de soleil, puis l’arrivée progressive dans l’immense labyrinthe qu’est Los Angeles, dont le quadrillage parfait masque pourtant bien des imperfections, des chausse-trappes...

Memento comme plus tard les Batman et Inception, envisage le monde comme un vaste trompe-l’œil. La ville est un territoire inquiétant, mouvant qui n’offre aucun repère tangible. Dans Memento, le champ d’action du héros se limite à quelques lieux bien précis : un motel, une chambre, un bout de rue, une grange à l’abandon… Des endroits qui se réinventent au gré des fluctuations de la mémoire du héros. Le décor - et les corps - sont des fantasmes plus ou moins conscients. Le film débute par une photo polaroïd qui par un jeu de développement inversé, s’efface peu à peu. La trace se dérobe à nos yeux. Cette trace, il va falloir la reconstruire mentalement pour s’en faire une idée précise. En vain, on le sait, puisque la fin du film reste volontairement ouverte. Avec Memento, Christopher Nolan questionne d’emblée la fonction même de son art : le cinéma, donc l’image en mouvement. Et celle présente sur le polaroïd et qui disparaît à nos yeux dans les premières minutes du récit est encore plus stimulante que si elle se révélait à nous. Ce qui nous échappe a évidemment plus d’intérêt. Toujours dans les bonus, Nolan confesse avoir une très bonne mémoire visuelle des choses mais pas toujours dans le bon ordre. Ainsi lorsqu’il repense à un film six mois après l’avoir vu, il ne peut s’empêcher d’inverser les choses dans son esprit. La fin arrive au début qui s’intercale au milieu… Un sac de nœud dont il s’accommode très bien à en croire le sourire qui pointe en faisant cette révélation très sérieuse et qui fait le sel de ses films : objets volontairement ludiques parce qu’alambiqués. Se perdre toujours un peu plus à chaque fois, voilà la promesse tenue de Nolan. Memento reste la matrice de cet ambitieux projet. Vingt après les faits, on n’est toujours pas bien sûr de savoir où tout ça commence et se termine.