Dario Argento, Soupirs dans un corridor lointain
Les films du Camelia

Avec Soupirs dans un corridor lointain, Jean-Baptiste Thoret livre sa vision fascinante du réalisateur de Suspiria.

Laissons d’abord parler Jean-Baptiste Thoret. L’homme connait son Argento sur le bout des doigts. Si le critique-réalisateur français intervient peu ici - du moins directement ! -, quelques analyses disséminées dans la première partie de son documentaire consacré au maestro italien, Soupirs dans un corridor lointain, éclairent en peu de mots la richesse du monde en présence : « … Car dans le cinéma de Dario Argento, il ne s’agit pas seulement de s’approcher d’une image mais de la creuser, d’en faire le tour afin de voir ce qu’elle dissimule, une métaphysique du secret parfois déceptif, hante ainsi tous ses films. Là, où le monde ne lui offre que des aplats, l’enquêteur argentien rêve de volumes, aux motifs en trompe-l’œil, il oppose un désir de perspective... »  A l’image, un extrait des Frissons de l’angoisse (Profondo Rosso, 1975). David Hemmings envoie des coups de pioches contre un mur, le transperce et observe inquiet une pièce sombre où gît au milieu d’un bordel poussiéreux, le vieux squelette assis de Psychose. Lui ou son double. Thoret toujours : «… Cinéaste de la mémoire et donc de la filiation, Dario Argento conjure le poids de l’Histoire de l’art en plongeant au fond de ses images afin d’en exhumer le cadavre. » Thoret n’a toutefois pas l’âme d’un profanateur de sépulture. C’est la vivacité du vivant Argento qui l’intéresse.

Raccord spatio-temporel
Dario Argento : Soupirs dans un corridor lointain est le deuxième long-métrage de Jean-Baptiste Thoret après We blew it en 2017 consacré peu ou prou à son autre marotte, le cinéma américain des seventies. Ce portrait du l’auteur de Suspiria, 78 ans, est divisé en deux temps, deux mouvements. Le premier est porté par un entretien de l’Italien le plus souvent assis sur son canap’ chez lui avec un chat noir qui louvoie à ses côtés en 2000. Dans un raccord spatio-temporel émouvant, à mi-film, Dario quitte un parc romain pour y revenir 19 ans plus tard, la démarche est plus lente, le dos est légèrement vouté mais la voix et l’esprit sont les mêmes. Si le début de ces Soupirs est émaillé de quelques extraits de films : Suspiria, L’oiseau au plumage de cristal, Profondo Rosso, Le syndrome de Stendhal ou Phenomena, le présent du récit semble interdire toutes archives et le noir et blanc de l’image suffisent à donner une patine à l’ensemble. Argento répète tel un mantra que le sens caché de ses films l’est pour de vrai et qu’il ne sait quel chemin à emprunter pour appréhender le fil de ses histoires criminelles. Argento raconte ainsi un rendez-vous avec Sherry Lansing, femme passée à la tête de la 20th Century Fox et accessoirement épouse de William Friedkin, après une projection de son Inferno (1980). La productrice reste circonspecte face au caractère mystérieux de l’intrigue et son absence de résolution claire. Argento dans un geste suicidaire – et plus sûrement maléfique - ne cherche pas à l’orienter et affirme tout miser sur l’intelligence et l’imaginaire du spectateur afin d’éclaircir tout ça. Résultat, Inferno n’est pas sorti en salles aux Etats-Unis. L’anecdote est racontée sans ironie apparente, l’Italien égal à lui-même est comme ses films qui, sous leurs architectures baroques et leurs apparents foisonnements d’idées, de sensations, de bifurcations, semblent guidés par une simplicité déconcertante.

Des plans hantés
Dario Argento marche donc dans Rome en noir et blanc, revient sur les lieux de ses crimes passés (une bibliothèque dotée d’ouvrages en sorcellerie interdits par la Sainte Inquisition, une maison à l’abandon ayant jadis appartenu au plasticien Mimmo Rotella, une salle de classe où l’élève Argento n’est resté qu’un an…) et parle de ses inspirations, de son rapport à l’art, des racines fascistes qui hantent une partie de sa famille, de son passé communiste… Avec sa caméra Jean-Baptiste Thoret, lui, n’hésite pas à rester un peu plus longtemps dans ces endroits dépeuplés pour laisser sa caméra s’imprégner à son tour de cette « mémoire » et cette « filiation », quitte à reformuler des plans hantés du maestro. Soupir dans un corridor lointain est un portrait impressionniste de Dario Argento et pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas l’œuvre de cette immense artiste reconnu par des tribus cinéphiles mais snobé par la grande Histoire du septième art, cette approche est peut-être la meilleure tant elle saisit la part humaine de son auteur et laisse volontiers hors champ l’œuvre et son imposant corpus. Le spectateur n’a alors plus qu’à s’aventurer à son tour à pas feutrés dans les longs couloirs de la maison argentienne. Et s’y perdre.

Dario Argento, Soupirs dans un corridor lointain, en salles le 3 juillet 2019.

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