Les innocentes
Mars Distribution

Un drame de 2016 à revoir ce soir sur Arte.

Article du 10 février 2016 : Initialement publié à la sortie du film Les Innocentes, nous le repartageons à l'occasion de sa diffusion sur Arte.

« Inspiré d’une histoire vraie ». Beaucoup de films se réclament de ce label « vérité » qui leur donne un lustre parfois surfait. S’agissant des Innocentes, c’est d’autant moins usurpé qu’il met en lumière une héroïne oubliée, Madeleine Pauliac, résistante, médecin, disparue tragiquement à 33 ans et qui fut enterrée avec les honneurs militaires en 1946. L’histoire a oublié Madeleine Pauliac, au grand dam de son neveu Philippe Maynial qui, en plongeant dans les archives familiales, est tombé sur un épisode incroyable de la vie de cette femme d’action. Envoyée en 1945 en Pologne à la tête d’une mission de rapatriement des Français (on estime alors qu’il y a environ 200 000 compatriotes perdus dans la nature, entre Allemagne et Russie), elle est amenée à parcourir les couvents et les églises qui tiennent les registres civils, susceptibles de recenser les Français qui se sont mariés sur place. Un beau jour, elle ausculte une religieuse qui a fait un malaise en sa présence. Verdict : la malheureuse est enceinte. D’autres sont dans le même état, victime de viols perpétrés par des soldats russes. L’omerta règne dans le couvent, si bien que Madeleine, à leur demande, procède dans le plus grand secret au suivi et aux accouchements des sœurs concernées. « J’étais vaguement au courant de cette histoire, mais pas précisément », se souvient Philippe Maynial à qui sa mère, avant de mourir, a remis des rapports détaillés et des photos de sa tante consacrés, entre autres, à l’affaire en question.

Une histoire de famille

Homme de cinéma passé par Gaumont, Philippe Maynial voit dans « l’histoire des religieuses » l’occasion de rendre hommage à Madeleine en l’adaptant pour le grand écran. Après quelques mois de travail avec deux scénaristes, Sabrina Karine et Alice Vial, il jette l’éponge : le développement du projet exige de l’argent qu’il n’a pas. Il autorise ses collaboratrices à continuer de leur côté et à trouver un producteur. Le destin ne se montre pas trop capricieux : lors d’un Festival de jeunes scénaristes, les deux femmes font la connaissance de la productrice Isabelle Grellat qui trouvent le sujet très fort et qui le soumet aux frères Altmayer, les boss de Mandarin Cinéma. « Nous décidons assez vite de partir en développement, se souvient Eric Altmayer. Après un traitement qui nous semble tenir la route, on se dit qu’il est temps de trouver un réalisateur. » Après en avoir parlé à François Ozon, dont ils sont proches mais qui leur essuie un refus poli, les frères pensent intuitivement à Anne Fontaine. « Sa filmographie est intéressante, dit Eric Altmayer. Elle aborde tous les sujets dans lesquels il y a, de près ou de loin, la mise en valeur d’un personnage féminin un peu atypique. Nous ne savions pas alors que la thématique de la foi allait résonner en elle de façon très intime. »

Anne Fontaine en service commandé

Sur le papier, la réalisatrice de La fille de Monaco et de Nettoyage à sec semble loin des Innocentes. Son exploration des rapports hommes-femmes sous l’angle de la perversion et de la manipulation n’en fait pas la candidate idéale. Pourtant, pour cette fille d’organiste de cathédrale et de conceptrice de vitraux, élevée dans la foi catholique, le projet fait sens. « Avec Bertrand Bonello (dont ils ont produit Saint Laurent, ndlr), les frères Altmayer avaient déjà imaginé un mariage contre nature, comme s’ils diagnostiquaient chez un réalisateur, dans sa façon d’appréhender le cinéma et le réel, quelque chose qui collait avec sa vision, analyse Anne Fontaine. C’est rare qu’il y ait une telle alchimie entre un film de commande et vos aspirations. » Elle accepte à ses conditions : pas de film en langue anglaise comme les Altmayer y avaient dans un premier temps songé pour des questions de marché (son expérience mitigée sur Perfect mothers l’a vaccinée), une réécriture avec Pascal Bonitzer et un tournage en Pologne pour la véracité historique. Après un voyage qui convainc tout le monde de mettre sur pied une coproduction franco-polonaise, la machine est lancée. Enfin, presque. « C’est au moment où l’on finalise les contrats avec tout le monde que Sabrina et Alice nous parlent de Philippe Maynial, explique Eric Altmayer. Il a fallu évidemment régulariser sa situation sur le plan des droits, ce qui s’est fait naturellement. Une fois que Les Innocentes a été greenlighté, il m’a livré des informations précieuses qu’il gardait pour lui en attendant d’être associé au projet. » « J’ai signé un contrat d’auteur avec Mandarin, précise Philippe Maynial, reconnu comme le responsable de la « bible » du film. Les scénaristes ont ensuite été libres d’ajouter ce qu’ils voulaient pour densifier l’histoire ». « Le journal de Madeleine rapporte les faits mais pas la chair des choses, rebondit Anne Fontaine. Aucune sœur n’y est décrite précisément, aucun dialogue n’apparaît. Pascal Bonitzer et moi avons dû tout imaginer. »

 

Anne Fontaine Les innocentes
Mars Distribution

 

Tournage en Pologne

Totalement happée par le projet, Anne Fontaine décide d’effectuer une retraite dans une abbaye, à Vanves, en région parisienne. Elle emmène avec elle la directrice de la photo Caroline Champetier, qui a travaillé sur deux de ses films et a éclairé Des Hommes et des dieux de Xavier Beauvois. « J’ai très vite perçu que l’image allait être importante, dit cette dernière. L’observation des lieux et des rituels a nourri notre réflexion et nous a convaincues de trouver un espace extrêmement pur et désencombré des choses du monde. » A la demande des deux femmes, les frères Altmayer, qui ont « casté » des productrices polonaises lors du Festival de Cannes 2014, tentent de repérer en Pologne l’endroit idéal. « Les autorités épiscopales locales ont refusé nos demandes en raison du sujet abordé, explique Eric Altmayer. On a fini par tomber sur un couvent désaffecté, déjà loué pour le cinéma par le prêtre du coin. On a dû le retaper presque de fond en comble. Le résultat est dû au travail et à la qualité des techniciens polonais. » Visuellement somptueux, le film n’aura finalement coûté « que » cinq millions d’euros grâce à l’abaissement des charges sociales et du coût moindre des prestations d’organisation. « On a pris des risques car nous sommes partis sur un déficit de financement que nos productrices polonaises ont largement su compenser. Tout le monde devrait retomber sur ses pattes », se félicite Eric Altmayer.

Le conseiller spirituel

Dans l’intervalle, Anne Fontaine a noué une relation profonde avec le père Jean-Pierre Longeat rencontré à l’abbaye de Vanves. En évoquant notamment « la fragilité de la foi » chez les religieux, ce théologien émérite a éclairé sa vision du film. « Les sœurs que j’ai rencontrées, raconte-t-elle, ne sont pas des êtres éthérés. Je les ai interrogées sur leur renoncement à la maternité, l’absence de sexualité, le viol (comment auraient-elles réagi à la place des personnages ?). Elles étaient passionnées par mes questions et m’ont confirmé que la foi n’était pas une chose acquise. Ça part et ça revient. » Sollicité par la cinéaste, le père Longeat a fait office de consultant pour amender les passages religieux du scénario et surtout pour sélectionner les chants qu’on entend dans le film. « J’ai toujours été passionné par le cinéma, confie-t-il. Il y a là un langage qui permet de dire des choses au-delà du voile. J’ai annoté beaucoup de choses sur le premier traitement que j’ai lu. Il était truffé d’anomalies sur le plan de la liturgie. J’ai ensuite pris beaucoup de plaisir à choisir les chants grégoriens. À chaque fois, nous devions nous poser la question de savoir s’il s’agissait de détails correspondant à la vérité de la journée ou d’éléments apportant un plus à l’intrigue. La période de l’hiver (à laquelle se passe le film, ndlr) génère par exemple des thèmes musicaux précis et une certaine ambiance. Si c’est bien fait, bien posé, cela prend sens. Nul besoin de comprendre les paroles. »

 

Les Innocentes
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Foi dans le cinéma

Précision factuelle, mise en scène élégante, dramaturgie efficace, interprétation habitée : Les Innocentes est un grand drame classique porté par une grâce difficile à expliquer. « Il me semble qu’on ne sait jamais trop ce qu’on fait en art, réfléchit le père Longeat. Tous les vrais créateurs sont confrontés à ce trait définitif qui vient d’on ne sait où. Je suis très peu venu sur le tournage, essentiellement pour l’enregistrement des chants. J’ai été bouleversé à chaque prise. Le fait de revenir dix fois sur une même scène permet d’aller au fond des choses, de la réalité intérieure des êtres. » Quand on lui dit que son film, portrait d'un groupe de femmes qui s'émancipe de la loi des hommes, est plus féministe que spirituel, Anne Fontaine s'insurge. « Je ne suis jamais idéologue. Parler du féminin revient à parler du masculin ; Je ne pas crois en Dieu mais dans les personnes, dans la lutte. Je n’aime pas enfermer les choses. » « C’est un film universaliste, enchérit le père Longeat. Il touche les cœurs à l’endroit où tout le monde peut être touché. Il est à la limite plus symboliste : il cherche à atteindre un point de fondement dans la personne humaine. » Malgré cette expérience unique, Anne Fontaine est restée la non-croyante qu’elle était au début du projet. « Je n’ai pas eu de révélation, mais, comme me l’a dit Jean-Pierre un jour, j’ai été touchée par une forme de « fraîcheur » liée à un ébranlement de mes certitudes. La foi est une aventure humaine intense. Elle interpelle les gens qui en sont pourvus et les autres. Faire du cinéma, j’en suis désormais convaincue, c’est avoir la foi. »