Tenet et le carré magique
Warner

Une drôle d'énigme millénaire est au centre du nouveau blockbuster de Christopher Nolan. Pourquoi ? Comment ?

Attention, cet article contient de gros spoilers de Tenet venus du futur ! si vous n'avez pas vu le film de Christopher Nolan, faites attention, vous ne pourrez pas remonter le temps...

Ce n'est pas un mystère : dès la révélation du titre de Tenet en mai 2019, tout Internet (ou presque) a fait la connexion avec le fameux carré magique, appelé aussi "carré Sator", et qui prend la tête des exgètes et occultistes depuis quelques siècles. De quoi s'agit-il ? D'une série de cinq mots de cinq lettres, disposés dans un carré, qui peuvent se lire dans tous les sens, de gauche à droite et de haut en bas, et vice-versa : SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS. Et donc ? Tenet utilise concrètement les mots du carré magique : la scène d'ouverture a lieu à l'opéra, le grand méchant (joué par Kenneth Branagh) s'appelle Sator, sa société Rotas, la fausse peinture est signée d'un artiste nommé Arepo, et Tenet est le mot-clef qui lance le Protagoniste (John David Washington) sur la piste du scénario. Le mot TENET, au centre du carré, est aussi le seul à être un palindrome : on peut le lire, comme kayak et xanax, dans les deux sens. L'utilisation du "carré magique" fait évidemment sens avec le sujet du film, non seulement le voyage dans le temps mais "à rebrousse-temps" (pour reprendre le joli titre français du roman de Philip K. Dick, Counter-Clock World, publié en 1967) puisqu'il s'agit parfois pour ses héros d'ailler dans un sens du temps et dans un autre, parfois dans la même scène.

"L'invention du carré magique daterait des origines de la science", lit-on dans le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dont la notule "carré magique" rappelle l'existence de carrés numériques (le plus simple, ancêtre du sudoku, réunit les neuf premiers chiffres dans un carré de trois cases sur trois). Et signale que le "carré Sator", retrouvé notamment dans les ruines de Pompéi en 1936 et sûrement écrit après l'éruption, pourrait être d'origine celtique : le mot "arepo" n'existant pas en latin (ou dans n'importe quelle autre langue), ce carré pose deux problèmes : un problème de traduction, et un problème de sens. "Cette phrase latine, SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS (Le Laboureur à sa charrue ou en son champ dirige les travaux), inscrite dans un carré magique de 5, a été interprété de mille manières par les alchimistes et les ésotéristes", continue la notule, qui reconnaît abdiquer devant les possibilités infinies d'interprétation du carré. "Les interprétations combinent à la fois la symbolique de la lettre même, celle du chiffre attribué traditionnellement à chaque lettre, celle de la couleur suivant le fond noir ou blanc sur lequel se détache une lettre. Dans ce carré magique qui enferme les tourbillons créateurs (ROTAS), certains traditionalistes voient les noces cosmogoniques du Feu et de l'Eau, génératrices de la création".

Christopher Nolan
Warner

Le feu et l'eau : on en revient enfin au cinéma de Nolan, qui aime manier ces deux éléments à l'écran, pour leur cinégénie mobile et menaçante. Pour ne citer que quelques exemples, Inception (l'ouverture dans les vagues, les rêves menacés par l'océan), Interstellar (la planète aux vagues géantes), Dunkerque (les flammes de la guerre au bord de l'eau), The Dark Knight Rises (l'incendie social qui vient), et aussi évidemment le Joker de The Dark Knight : "some men want to watch the world burn". Mais il n'est pas sûr du tout que Nolan se soit consciemment inspiré de la symbolique supposée du carré Sator (de même que, bien que le film utilise des protagonistes indiens, et se déroule en partie à Bombay, il ne parle jamais du rapport au temps de l'hindouisme par exemple) : c'est surtout son caractère palindromique, "magique", qui a attiré le cinéaste, cherchant sans cesse à jouer avec les différents sens du temps, de la temporalité au cinéma. Surtout que le film ne fait jamais référence explicite au carré Sator autrement que par sa série de noms...

Sur Twitter, Pauline Darley, photographe "passionnée par le patrimoine et l'art", a consacré un thread entier au carré Sator et à son utilisation dans Tenet. Rappelant la symbolique supposée du carré, elle parvient à une théorie intéressante : la lettre "N", au centre du carré, est l'enjeu symbolique du film, son "hypocentre" (comme l'endroit où les héros doivent parvenir pour empêcher l'apocalypse)... Et c'est la première lettre du prénom de Neil (Robert Pattinson), sosie de cinéma de Nolan, celui qui explique les rouages du monde. "En parlant de lui et comme j'aime voir des liens partout. Neil à l'envers = Lien en français :D Et le personnage fait le lien entre le protagoniste et les autres ! (mais je vais peut être chercher loin!)" tweete la photographe.

 

Pendant ce temps, d'autres théoriciens estiment que Neil est le fils de Kat (Elizabeth Debicki), venu du futur pour aider le Protagoniste ? Le fils s'appelle Max, qui est le diminutif de MaximiLIEN... Après le débat sur le totem d'Inception, ce nouvel exemple de fan theory obsédante qui pourrait bien s'avérer exacte montre que le créateur aime jouer avec des symboles qui le dépassent. Les théories se créent sans fin. La boîte de Pandore est ouverte.

Dans un article de 1968, l'historien Paul Veyne régle brillamment son compte au carré Sator, qui reflète surtout les obsessions de ceux qui jouent à le déchiffrer : "Il serait non moins vain de scruter le sens de la phrase Sator arepo tenet opera rotas : comme rien ne ressemble plus à un mystère qu'un charabia, la valeur de cette phrase était magique avant tout", juge l'historien. "Car n'est-ce pas une chose troublante qu'un texte qu'on peut lire dans tous les sens ?"  Plus prosaïquement, on peut voit le jeu sur les palindromes de Tenet comme l'un des trucs cachés du cinéma de Nolan, auteur de blockbusters portés sur le sens naïf du cinéma, sur la prestidigitation (voir Le prestige et son "merveilleux scientifique"), où l'on accomplit des exploits pour de faux mais comme pour de vrai. Pour cacher un braquage, on fait vraiment percuter un immeuble par un boeing ; pour mieux plonger ses fans dans son monde, quoi de mieux que de les enfermer dans un carré magique dont ils finiront bien par épuiser le sens ?

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