Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Asghar Farhadi ?Tahar Rahim : Il a voulu faire ma connaissance après avoir vu Un prophète, alors qu’Une séparation n’était pas encore sorti. Pendant l’entretien, qui s’est très bien passé, il m’a parlé d’un film qu’il était en train d’écrire et qu’il voulait tourner à Berlin et m’a donné le DVD d’À propos d’Elly. Puis j’ai découvert Une séparation et je lui ai évidemment dit oui. Dans la foulée, on a commencé à parler de son projet en nous rendant compte qu’il ne fonctionnait pas. Trois semaines plus tard, je l’ai revu et il m’a raconté Le Passé. Le type, en trois semaines, il avait écrit une autre histoire !Bérénice Bejo : Je me souviens parfaitement de ma rencontre avec lui, le 26 juin dernier. Je partais le soir même pour l’Argentine et, ce matin-là, mon agent m’a avoué qu’Asghar cherchait une comédienne et qu’il avait pensé à moi. Il tenait absolument à me voir avant mon départ. Banco ! Mais le voilà qui arrive avec un maquilleur et un coiffeur. Pendant une heure, il m’a fait épiler les sourcils, mettre du coton dans la bouche, essayer une perruque... Je me suis dit : « OK, s’il veut à tout prix me transformer, c’est que je ne l’intéresse pas vraiment. » Et puis au moment de nous quitter, il apprend que je pars en vacances avec mes enfants et mes belles-filles. Ça semble l’intéresser, il me pose plein de questions, et là je sens que je l’accroche, que je deviens soudain crédible en mère de famille recomposée. Quelques semaines plus tard, je recevais le scénario.Comment avez-vous vécu le fait de remplacer Marion Cotillard, qui a finalement dû refuser le rôle ?Bérénice : Ça s’est bien passé car je ne la remplaçais pas. Elle ne pouvait simplement pas faire le film, ça arrive. Ce n’est pas comme si elle avait commencé le tournage et qu’elle avait dû l’abandonner en cours de route. C’est plutôt Asghar qui a dû faire le deuil de Marion. Je me suis rendu compte qu’il y était parvenu lorsque, à la fin des répétitions, il m’a dit : « Si tu veux, on peut faire des scènes en espagnol, Marie peut être d’origine hispanique... » (Bérénice a grandi en Argentine). Là, j’ai compris qu’il ne voyait plus le personnage qu’à travers moi.Il y a deux ans, Asghar Farhadi nous avait parlé de sa méthode de travail particulière, qui passe notamment par ces répétitions en amont...Bérénice : On a répété pendant deux mois avant de tourner.Tahar : Je n’avais jamais expérimenté ça au cinéma. C’est un processus proche de ce qui se passe au théâtre.Bérénice : L’idée est de s’observer les uns les autres, de partager des bons moments ensemble, de créer une unité. On venait même quand on n’avait pas de scènes à jouer. Il faut au passage rendre hommage au traducteur, qui était présent en permanence.Tahar : Il avait l’art d’être là sans être là et de restituer parfaitement la pensée et les intentions d’Asghar, qui comprend un peu le français mais ne le parle pas.Vous répétiez des scènes entières du film ?Tahar : Oui. On faisait aussi des impros autour du passé des personnages. Asghar nous a même demandé de créer des boîtes mail fictives. On devait s’envoyer des messages !Ça vous a apporté quelque chose ?Bérénice : Je pense que ça sert principalement à Asghar.Tahar : Moi, ça m’a aidé.Bérénice : Moi aussi, mais on peut sûrement travailler de manière différente et parvenir au même résultat. En nous regardant répéter, Asghar a appris le scénario par coeur. Il nous demandait aussi notre avis sur les scènes,voulait savoir si le français d’Ali (Mosaffa) sonnait bien... Le soir, il analysait nos séances filmées. Ça a été un outil formidable pour lui.En Iran, il est connu pour manipuler ses acteurs (sur Une séparation, il a volontairement monté les deux acteurs principaux l’un contre l’autre). S’est-il bien conduit avec vous ?Tahar : Les réalisateurs qui font ça savent très bien avec qui ça marche et avec qui ça ne marche pas. Il nous a raconté comment ça s’était passé avec les acteurs d’Une séparation. C’était cuit d’entrée. On savait qu’il ne s’amuserait pas à ça avec nous.Bérénice : Asghar m’a quand même demandé de manipuler le petit Elyes (Aguis, qui joue le fils du personnage de Tahar), qui n’arrivait pas toujours à rester bien concentré. Un jour, il m’a dit d’aller le voir pour lui expliquer que j’en avais marre et que j’allais demander au réalisateur de le virer !Tahar : Asghar ne lâchait rien avec les enfants tout en étant assez psychologue. Elyes, qui a une vraie nature d’acteur mais a besoin d’être cadré, n’a ainsi jamais mal vécu les passages « difficiles » du scénario.Dans le film, vous avez des scènes d’une intensité incroyable, souvent tout en retenue. Quel espace de jeu vous laissait Asghar ?Tahar : Il nous laissait la liberté de discuter des scènes. Pour le reste, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’était chorégraphié.Bérénice : Asghar commençait par nous montrer les mouvements des personnages qu’on devait reproduire. Après, il nous disait : « Maintenant, vous rajoutez le texte. » Il y avait cinquante trucs à faire en même temps, ça nous rendait fous ! Il nous préparait le terrain, de manière – affirmait-il – à ce que nous n’ayons pas « à prendre en charge l’histoire ».C’est un peu l’inverse de la méthode d’un Audiard, qui dit : « Faites et voyons voir. » C’est ça ?Tahar : Oui. Ils ont des méthodes opposées.Bérénice : J’ai adoré. Michel (Hazanavicius) est un peu comme ça.Cette exigence ne fait-elle pas défaut au cinéma français ?Bérénice : J’ai l’impression qu’il y a trop de scénarios qui partent en production alors qu’ils ne sont pas prêts. Certains pourraient être géniaux, c’est dommage. Ce qui nous manque surtout, ce sont des producteurs exigeants et des scénaristes bien entourés et soutenus.Tahar : En France, on a un peu trop tendance à considérer que tous les scénaristes sont forcément réalisateurs. Regardez les films français et américains des années 70, l’âge d’or du cinéma moderne : ils étaient écrits par de très grands professionnels.Depuis Un prophète et The Artist, êtes-vous plus difficiles dans le choix de vos films ?Bérénice : Pas spécialement.Tahar : Moi, j’ai commencé il y a moins longtemps que toi et...Bérénice : Mais toi, tu as eu le choix tout de suite ! (Rire.)Tahar : Certes, mais je pense avoir mûri grâce à ces choix. Aujourd’hui, je comprends mieux qu’avant pourquoi je fais un film. Pour ma part, j’ai besoin d’être en confiance et d’admirer le réalisateur avec lequel je travaille.Bérénice : Là-dessus, on est bien d’accord.Comment avez-vous accueilli la sélection du film à Cannes ?Tahar : On était très, très contents.Bérénice : Carrément !Tahar : C’est un grand moment de joie quand ça se passe bien.On ne sait pas encore si ça va bien se passer...Tahar : Peut-être, mais j’y vais avec un bon état d’esprit.Bérénice : C’est une aventure qui nous a pris beaucoup de temps. On a commencé le 10 août dernier et on a fini le 10 janvier... Cette sélection vient couronner les moments forts qu’on a vécus.Asghar Farhadi semble être quelqu’un de très posé, presque imperturbable. Était-il excité à l’annonce de cette nouvelle ?Bérénice : Surexcité ! Tu l’as eu au téléphone ?Tahar : J’étais loin à ce moment-là, c’était galère. On s’est envoyé des textos.Bérénice : Je le sentais en train de sautiller sur place, c’était marrant. Le Passé est quand même un film particulier pour lui. Après l’Oscar (du meilleur film étranger) qu’il a reçu pour Une séparation, il aurait pu aisément tourner en Iran. Il s’est mis un peu en danger, mine de rien. Cette sélection est, je pense, la réponse qu’il attendait.Tahar, allez-vous en profiter pour approcher votre idole, Steven Spielberg ?Tahar : Je n’oserai pas !Bérénice : Pas besoin, il va te voir sur un écran pendant deux heures ! (Rire.)Interview Christophe NarbonneLe Passé d'Asghar Farhadi, avec Bérénice Bejo, Tahar Rahim et Ali Mosaffa, sort aujourd'hui dans les salles :         Review - Le Passé va vous mettre à genoux