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L’emballement françaisCa y est, il est temps de faire les comptes, de décerner les prix et de voir qui sera récompensé dimanche. Il y a d’abord des signes qui ne trompent pas. La tête des critiques à la sortie de la projection presse, défaites, sonnées - allez, on ose - transfigurées… Les mots qui se bousculent sur la croisette (« puissant », « magistral », « énorme ») et puis la sensation que le festival est fini, que rien, aucun film, n’a sa chance contre CA. Les tonnerres d’applaudissements lors de la présentation officielle n’ont fait que confirmer ce qu’on avait ressenti.Le petit jeu des pronos aussi : le tableau des étoiles du film français est clair. Kechiche a gagné. Pas d’une courte tête ou d’une demi-palme. On parle d’une victoire totale. Ecrasante. Définitive. De mémoire de festivaliers, on n’avait jamais vu un tel triomphe critique. Comme le remarquait récemment un twittos, « 11 palmes dans le Film Français –jamais vu ». Pour la presse hexagonale, c’est plié :  La Vie d’Adèle repartira donc dimanche avec la récompense suprême et on ne peut même pas mettre ça sur le compte d’un réflexe cocardier. Le film domine la compétition (et le cinéma en général) par la puissance de sa mise en scène, ses actrices habitées et, surtout, son évidence. On a lu ici ou là que La Vie d’Adèle était une tragédie sociale et politique (Le Monde parle d’un « Un choc émotionnel, érotique, et in fine, comme toujours chez Kechiche, politique ») ; qu’il s’agissait d’un film sur le rapport entre la culture et l’instinct, ou bien sur la fusion entre l’artiste et son modèle… On a vu des journalistes poser le rapport entre Adèle et le mariage pour tous et lui coller l’étiquette LGBT. Et tout cela est juste ; tout est là, à des degrés divers.Mais ce serait injuste de résumer le film de Kéchiche à ça. Si La Vie d’Adèle domine à ce point le festival de Cannes 2013, s’il s’impose de cette manière, c’est qu’il s’agit surtout d’une œuvre surgie de nulle part et destinée à marquer le cinéma d’une empreinte indélébile. La comparaison a été faite ici et ailleurs : c’est le Pialat d’A Nos Amours, un extraordinaire morceau de cinéma qui s’impose dès les premières minutes (les scènes de classe, la rencontre…) par son évidence. Face aux premières images, personne ne questionne les choix de mise en scène, le script, ou la direction d’acteur. Tout est juste. Vrai. Physique.Evidence de la mise en scène donc, évidence d’un visage aussi mais surtout évidence d’une énergie et d’un cinéma en action comme on ne pensait plus l’industrie française capable d’en délivrer. Même les people cinéma sont en transe. On a vu Gaspar Noé embrasser Kechiche sur la croisette dans un geste confraternel et – pense-t-on d’admiration. Hier, sur Europe1, Claude Lelouch en rajoutait une couche : « Si j'étais président du jury, je me laisserais bien tenter par ce genre de film. C'est vraiment le film de demain, un film qui libère les acteurs, le scénario, la caméra... Il a des parfums de cinéma de demain ». Lelouch - qui sait quand même de quoi il cause - synthétise bien tout ce qu’on pense de ce véritable chef-d’œuvreDe rares critiques USEt ailleurs ? La question se pose forcément. Parce que Kéchiche pose sa caméra à Lille, regarde dans les yeux une jeunesse dont l’horizon va de la salle de classe aux bars du centre, de La Princesse de Clèves aux baraques à frites et on imagine bien que les journalistes étrangers ont pu être décontenancés par le naturalisme du cinéaste et ses obsessions thématiques (le langage et les rituels communautaires). Il ne les ménage pas d’ailleurs puisque La Vie d’Adèle s’ouvre sur une analyse de La Vie de Marianne de Marivaux… Et pourtant ! L’une des qualités du film vantées par les journaux étrangers, c’est précisément le regard que porte Kechiche sur cette jeunesse qui milite, baise et vit dans son époque. « La manière dont il ausculte le corps social a frappé les critiques étrangers » explique Jordan Mintzner, critique du Hollywood Reporter. Les journalistes insistent sur la relation entre Adèle (fille de prolos) et Emma (issue d’un milieu plus favorisé) rappelant que La Vie d’Adèle est aussi une affaire de classe. Amusant : les rares voix discordantes - étrangères - se placent précisément sur ce terrain là (militant) pour descendre le film. Manola Darghis, critique du New York Times, attaque le film en sortant de sa boite à outil la gender theory. « Elle parle d’un regard masculin sur l’homosexualité féminine continue Mintzner. Pour elle ce serait le film d’un homme qui regarde des filles faire l’amour et la mise en scène du désir du cinéaste  ». Mais cet avis reste minoritaire et, après la Palme pour Entre les murs, Kechiche et son cinéma ancré dans le réel est adoré des étrangers. Le panel journalistes de Screen lui donne ainsi la meilleure moyenne de la sélection avec un 3,6/4 et prouve la portée universelle de cette sublime histoire d’amour. « Au fond, le film explose les codes du cinéma français. Effectivement, il y est question de Marivaux, mais ce que raconte Kechiche, c’est une love story et c’est là qu’il touche tout le monde » insiste le journaliste du Hollywood Reporter.Et le jury ?Evidemment, aucun moyen de savoir ce que pense Spielberg et son jury sur les films de la sélection. Pourtant certains restent réservés sur les chances de Kechiche dimanche. La raison ? La crudité des scènes de sexe et le fait qu’en bon american boy, Spielby puisse être choqué par la baise explicite. « J’ai entendu cet argument, explique Mintzner. Mais c’est oublier qu’il y avait du sexe dans Munich et que ce n’est pas parce qu’il ne met pas de sexe dans ses films, qu’il va détester celui de Kechiche ». Surtout, Spielberg pourrait être sensible à cette «  histoire simple, linéaire et évidente ». Autre raison d’y croire : « il y a quelques acteurs dans le jury qui ont dû être impressionnés par les performances des deux comédiennes. Un prix d’interprétation ? Une palme ? ». A quelques heures des résultats, on a toutes les raisons d’y croire.Gaël Golhen