10 ans de The Master Joaquin Phoenix
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"J'ai eu la révélation de mon personnage en regardant ma chienne", confiait l'acteur à Première, début 2013.

Joyeux anniversaire, The Master ! Le film événement de Paul Thomas Anderson fête aujourd'hui le 10e anniversaire de sa sortie française. A l'époque, Joaquin Phoenix avait répondu à quelques questions de Première dans le numéro de janvier (avec Guillaume Canet en couverture), avant de retrouver le cinéaste deux ans plus tard pour Inherent Vice. Nous republions cet entretien du comédien, ainsi que la critique à quatre étoiles du film.

The Master : un chef-d'oeuvre, sans Dieu ni maître

Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter The Master ?
J’admire beaucoup Paul (Thomas Anderson) et Phil (Seymour Hoffman). J’avais déjà eu l’occasion de parler à Paul et c’était toujours avec beaucoup de plaisir. Après I’m Still Here, les propositions que je recevais étaient très différentes en qualité par rapport à ce que je recevais après Walk the line. A un moment, je me suis inquiété, et j’ai demandé à mon agent quelle était la situation. Il m’a répondu que le business avait beaucoup changé. On ne faisait plus le genre de films que j’aimais. J’ai eu de la chance d’arriver dans les années 90, une époque où les films à 40M$ étaient monnaie courante. C’était le boom indépendant : Sundance, Miramax, tout était possible. Et soudain, ce monde a disparu. A un moment, dans un effort pour payer mes traites, j’ai envisagé de faire deux films que je n’avais pas vraiment envie de faire. Je me suis imaginé passant des mois sur le plateau, et j’ai compris que je ne pourrais pas. Mais à ce compte, je pouvais passer cinq ans sans travailler. J’étais prêt à attendre en espérant que le moment viendrait. C’est à ce moment que Paul est arrivé, avec cette histoire puissante et ces grands thèmes. Il ne m’avait rien dit en me donnant le script. Arrivé à la moitié, je me suis demandé quel rôle il voulait me confier, sachant que Philip Seymour Hoffman jouait le maître. Je cherchais parmi les rôles secondaires et je ne trouvais toujours pas. J’ai fini par lui poser la question par texto et il m’a dit : Freddy. Je n’arrivais pas à y croire. Ca n’a jamais été aussi facile de dire oui.

En revenant au cinéma après une longue absence, vous êtes-vous senti proche de ce personnage qui revient à la vie après la guerre ?
Chaque rôle contient une partie de vous-même. Dans la vie, nous jouons un rôle sans le savoir. Lorsque vous dites bonjour à quelqu’un, vous vous présentez d’une certaine façon aujourd’hui, même inconsciemment. Dans un rôle, vous trouvez parfois une partie de vous-même et vous l’amplifiez. Mais vous pouvez aussi vous inspirer d’un ami ou de quelqu’un de votre entourage. C’est alors votre interprétation de leur expérience, mais de ce fait, c’est toujours une partie de vous-même. Vous pouvez donner à deux acteurs différents exactement les mêmes informations sur un rôle, ils arriveront quand même avec des idées différentes sur la nature du personnage. Évidemment, ces idées proviennent de leur propre expérience. C’est inévitable. Mais je ne suis pas arrivé en sachant exactement ce que je ferais. J’étais très incertain. C’est seulement après des mois de travail avec Paul que j’ai commencé à savoir un peu. Même pendant le tournage, je n’ai pas honte de dire que nous avons recommencé certaines scènes parce que je n’avais pas trouvé comment les faire la première fois. En fait j’adore ça. Je ne veux pas avoir de certitudes.

Qu’est-ce qui vous a attiré chez ce personnage ?
Il ne se laisse pas aborder simplement, contrairement à ce que vous avez l’habitude de lire dans les scripts où les motivations sont explicitées d’un bout à l’autre. Il m’a fallu un moment avant de comprendre que Freddy est impulsif et imprévisible. J’en ai eu la révélation en regardant ma chienne. Je l’aime, elle m’aime et elle est chez elle dans ma maison. Mais si j’ouvre les grilles, elle sortira dans la rue, pas parce qu’elle ne m’aime pas, mais parce qu’elle ne veut pas être enchaînée. Quand j’ai vu ça, j’ai compris qui était Freddie. Il est comme un animal sauvage.

Quelles indications vous a donné Paul Thomas Anderson ?
Paul est un grand réalisateur parce qu’il ne dit pas « Fais ça ». Il n’a pas de certitude. Il est toujours en train de chercher. Il vous nourrit avec des informations pour vous amener à un endroit précis qui se révèlera au moment de tourner. C’est un travail qui demande beaucoup de temps et de patience. Pour me mettre sur la voie, il m’a fait écouter beaucoup ce que je prenais pour de jolies chansons des années 50, jusqu’à ce que  je me rende compte que les paroles évoquaient quelqu’un de physiquement détruit, édenté, boiteux, correspondant à mon personnage. C’est une merveilleuse façon de travailler. Paul dit : « Il y a ça, mais il y a peut-être plus, et c’est à toi de l’explorer ». C’est rare.

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Comment vous êtes-vous préparé physiquement pour le rôle ?
J’ai regardé On the Bowery, un documentaire des années 50 sur des alcooliques. J’ai été frappé par l’apparence particulièrement mince et fragile de ces hommes pollués, cassés, en mauvaise santé. Pour reproduire cette impression, une approche évidente consistait à perdre du poids, mais aussi à essayer d’exprimer une faim insatiable. Freddie a un besoin compulsif de consommer, de remplir un vide. Il est affamé de sexe, d’alcool, de nourriture, de rire. Il ne s’agissait pas tant de perdre du poids que d’utiliser la maigreur pour modifier ma façon de bouger, de me tenir, de ressentir.

Qu’est-ce qui vous motive toujours dans ce métier ?
C’est comme demander à quelqu’un pourquoi il aime escalader une montagne. Je ne sais vraiment pas. Mais il existe une sensation qui me rappelle l’expérience que j’ai connue après avoir travaillé avec des pompiers pour me documenter. Lorsque vous ressortez, vous pourriez soulever un camion. Chaque partie de votre corps est vivante et vibrante. A l’occasion, il arrive de ressentir la même chose en tournant des films. L’effet est tellement puissant qu’il incite à recommencer dans l’espoir de retrouver ces moments. Alors, on se sent totalement vivant. Je ne trouve pas d’autres mots pour le dire.

Propos recueillis par Gérard Delorme


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