Ex-critique aux Cahiers du Cinéma, Stéphane Bouquet n’a jamais vraiment pu encadrer le cinéma de Clint Eastwood – et encore moins la côte d’amour indéfectible dont jouit en France le réalisateur de  Mystic River et  Gran Torino. A l’occasion de la sortie de J. Edgar (« dernier ratage en date du cinéaste »), il passe le mythe à la sulfateuse théorique dans un petit essai au titre qui tue : « Clint Fucking Eastwood ». Interview – forcément – impitoyable.Propos recueillis par Frédéric FoubertStéphane Bouquet, qu’est-ce que vous avez contre Clint Eastwood ?Oh, rien, sinon que je trouve que ce n’est pas un très bon cinéaste. J’en ai surtout après l’appréciation qui est faite de son travail, la façon dont on le regarde comme LE grand cinéaste américain. Ça me paraît faux, complètement disproportionné.Dans votre livre, vous ne vous intéressez qu’aux films tournés après 92, la période post-ImpitoyableOui, parce que je n’avais pas envie de faire un énième livre sur Clint Eastwood où j’aurais analysé son œuvre selon une logique de politique des auteurs. La figure d’Eastwood – en tant que personnage, qu’acteur, que cinéaste – m’intéresse autant, voire plus, que les films eux-mêmes. Et c’est au début des années 90 qu’il y a une mutation de la figure d’Eastwood. Il reçoit l’Oscar pour Impitoyable, il est Président du Festival de Cannes en 94, il y a une inflation permanente du discours critique autour de son cinéma, et c’est à ce moment-là qu’il acquiert un statut esthétiquement injustifié. J’ai cherché à comprendre ce statut.Qu’est-ce qui change dans la figure d’Eastwood à ce moment-là ?Il a soixante ans, et il a le sentiment qu’il est possible de passer à autre chose. La question de l’âge est très importante à Hollywood : comment on survit là-bas quand on est un senior ? L’hypothèse de survie d’Eastwood, c’est la construction d’une figure ultra-classique. Il a envie de construire sa propre légende, et il décide d’inverser pas mal de clichés ou d’idées reçues qu’on avait sur lui. La question du héros devient centrale dans ses films. Jusqu’au dernier, J. Edgar, où Hoover passe son temps à se poser la question : « Qui est la personne la plus célèbre du XXème siècle ? »La génuflexion critique systématique à chaque sortie d’un film d’Eastwood, même les plus mauvais, vous l’attribuez à quoi alors ? A un aveuglement collectif ?A deux choses. D’abord, à une tradition cinéphilique française, qui s’est beaucoup construite autour de la défense de cinéastes américains pas très bien perçus dans leur pays, comme Hitchcock ou John Ford. La critique française a l’impression d’avoir « construit » Eastwood. Je pense qu’ils sont assez fiers de cette construction. C’est pas de l’aveuglement mais une espèce de traditionalisme : on l’a construit, donc on va pas le détruire. La deuxième chose, c’est le rapport à l’Amérique. Les Français ont un rapport compliqué à l’Amérique, un mélange de complexes d’infériorité et de supériorité. Eastwood est parfait pour négocier ce rapport, parce qu’il incarne une Amérique qu’on a envie d’aimer, une Amérique vieillissante, qui n’a plus autant de pouvoir qu’elle en avait autrefois.En tout cas, votre bouquin sort pile au moment où même des eastwoodiens très fidèles sont un peu gênés aux entournures par la médiocrité des derniers films. Invictus , Au-delà Oui, c’est sûr que je ne suis pas le seul à penser que Eastwood, c’est de moins en moins bien. La différence, c’est que moi, je n’ai jamais trouvé ça si bien que ça ! Et je réclame une re-vision des films d’avant pour qu’on s’en aperçoive. En revoyant tous ses films depuis 92, on se rend compte qu’il y en a quand même beaucoup de très mauvais.Et revoir ses films d’avant 92, ça ne vous aurait pas aidé à constater qu’il y en avait également beaucoup de très bons ?Oui, mais alors ça aurait été un livre complètement différent. Je reconnais que je préfère sa période d’avant. Les films sont plus forts, ils ont plus de punch. A ce sujet, j’ai une hypothèse, qui mériterait un autre livre : cet affaiblissement ne tient pas qu’à Eastwood lui-même. Je pense que, sur ses derniers films, Eastwood pose plus son estampille qu’il ne les « fait » vraiment. Dans Mémoires de nos pères, un film produit par Spielberg, le découpage et la mise en scène évoque beaucoup plus Band of Brothers que les autres films d’Eastwood. J. Edgar, c’est en grande partie un film du scénariste Dustin Lance Black. La structure du film – que je trouve d’ailleurs très mauvaise – est la même que celle de Harvey Milk. Est-ce que J. Edgar est un film d’Eastwood ? Je n’en suis pas convaincu. Est-ce que Eastwood fait réellement lui-même les découpages de ses films ? Est-ce que quelqu’un les fait pour lui ? ça mériterait une enquête, mais on est en droit de se poser la question, surtout au vu du rythme où il tourne – quasiment un gros film par an.Etre anti-eastwoodien aux Cahiers du Cinéma, ça va, c’était pas trop dur ?Je suis arrivé aux Cahiers au moment de la sortie de Sur la Route de Madison. J’étais estomaqué qu’on puisse aimer ce film. Au début, j’étais un peu timide, puis j’ai lutté pour qu’on dise du mal d’Eastwood. Bon, visiblement, j’ai pas gagné…Dans les années 70, les intellos détestaient Eastwood pour des motifs idéologiques. Tout le monde le prenait pour un gros facho. En lisant votre livre, on comprend que si Eastwood et vous, ça coince, c’est encore à cause de l’idéologie. On n’en sort pas…J’essaye d’être assez juste idéologiquement. Eastwood propose un idéal de l’Amérique plutôt inclusif et réconciliateur. Il n’est pas raciste. Là-dessus, impossible de lui chercher des poux. En revanche, son modèle d’inclusion et de réconciliation, c’est la famille, et je trouve ça assez répugnant. Cette idée que la cellule de base de la société, c’est la famille, et qu’en reconstituant une famille, on va reconstituer la société… ça m’est pas très sympathique. Je n’aime pas ça chez Spielberg non plus, même si c’est un bien meilleur cinéaste.Au-delà de la critique, l’énorme attachement sentimental du public français pour Eastwood remonte à l’époque de ses westerns avec Leone et ses films des 70’s. Impossible de ne pas aimer Clint quand on a vu  Le Bon, la Brute et le Truand ou L’Epreuve de Force à l’âge de dix ans.Peut-être, mais moi je n’ai pas ce rapport à Eastwood, parce qu’à cet âge-là, je ne savais même pas que ça existait, le cinéma. J’y suis venu tard, vers 16-17 ans, avec Garrel, Akerman, des trucs ultra intellos.Vous avez donc écrit un livre sur un cinéaste que vous trouvez complètement nul. Vous êtes un peu maso, non ?Hé, hé, oui, sans doute.Ça vous fait au moins un point commun avec Clint…Ce qui est intéressant dans le masochisme d’Eastwood, c’est que c’est un masochisme dialectique. Ça lui donne encore plus de pouvoir que s’il était sadique. Sa figure de référence dans le masochisme, c’est le Christ. Soit une figure qui atteint le pouvoir absolu via le masochisme absolu.Bon. Un film d’Eastwood qui serait un peu meilleur que les autres à vos yeux ?Un Monde Parfait. Pas pour des raisons théoriques, d’ailleurs, mais intimes. Je le trouve très émouvant.Et le pire du pire ?Sans doute Jugé Coupable, où la mise en scène est très lourde, ultra-démonstrative. Invictus aussi, un film à thèse très soporifique, sans aucune subtilité. J. Edgar est vraiment très ennuyeux… Désolé, c’est dur de choisir, il y en a beaucoup des « pires »…Clint Fucking Eastwood, de Stéphane Bouquet, éditions Capricci, 7,95€.Bande-annonce de J. Edgar :